#Satisfying : Attention, puits sans fond !

30 juillet 2020   •  
Écrit par Fisheye Magazine
#Satisfying : Attention, puits sans fond !

À force de passer d’un phénomène viral à l’autre, Internet a trouvé plus scotchant que les vidéos de chats ou les compilations de chutes spectaculaires. Phénomène actuel, le hashtag #satisfying regroupe ces friandises visuelles qui nous rivent à notre smartphone. Cette tendance nous a conduits sur la piste d’un entrepreneur ouzbek de 25 ans, à la tête d’un empire très lucratif. Enquête…Cet article, rédigé par Dorian Chotard, est à retrouver dans le dossier de notre dernier numéro.

C’est l’une des dernières créatures de notre « économie de l’attention ». Dans ce système qui régit nos vies numériques, diffuseurs et producteurs de contenus se livrent une guerre féroce pour capter le temps que nous passons devant des écrans – chaque minute grappillée pouvant être monétisée en publicité. Popularisées par la consommation de formats courts en lecture automatique sur Facebook, Instagram ou plus récemment TikTok, les vidéos labellisées « satisfaisantes » inondent à cette fin nos réseaux sociaux. Difficile à circonscrire, l’appellation satisfying fédère un florilège de contenus dont le point commun réside dans leur puissance hypnotique et leur capacité à donner un certain plaisir visuel. Cela va de la découpe minutieuse de matières en tout genre (bois, post-it, légumes, sable coloré), à l’écrasement d’objets par une presse hydraulique. Pâte à modeler, téléphones, jouets en plastique, ananas : tout y passe (spoiler : c’est toujours la presse hydraulique qui gagne à la fin).

Abusant du ralenti (un paon qui prend son envol) ou des accélérés (la cicatrisation d’une coupure au doigt : trente-trois jours résumés en un time-lapse de quelques secondes), ces clips jouent tour à tour sur les sons, les couleurs, les textures ou le mouvement pour toucher une corde sensible. Qu’ils misent sur le suspens, la répétition, la créativité, notre quête de perfection ou nos pulsions destructrices, ils y parviennent à tous les coups. Au point que Mick Jagger lui-même y trouverait un soupçon de satisfaction.

Capture d’écran © extraweg

Captures d’écran © à g. Olivier Latta / @extraweg et à d. @omega.c

La jungle du #satisfying

Depuis plus d’un an, nous avions contacté plus d’une dizaine de ces plateformes – avec parfois plusieurs millions d’abonnés – sans réponse malgré nos relances. Serait-ce si difficile d’assumer de faire perdre des millions d’heures de productivité à l’humanité ? Si les responsables préfèrent rester discrets, c’est aussi que leur business n’est pas toujours très clean. Dans la jungle du #satisfying, il existe toute une nébuleuse de comptes bafouant allègrement les règles du copyright dans le seul but de générer du clic. La plupart se contentent d’agréger tout ce qu’ils trouvent en volant les posts les plus efficaces de la concurrence… Nous avions fini par renoncer, jusqu’à ce qu’un soir de confinement, une énième séance de visionnage de beignets confectionnés à la chaîne réveille l’Albert Londres qui sommeillait en nous. Jetant une ultime bouteille à la mer, nous contactons Oddly Satisfying, une chaîne YouTube suivie par 1,5 million d’abonnés. Surprise, quatre jours plus tard le créateur de la plateforme nous invite à le joindre sur un numéro de téléphone japonais. Second étonnement, notre interlocuteur n’est pas japonais : il s’appelle Sherzodbek Juraboev, vient d’Ouzbékistan, a 25 ans et n’a rien à cacher.

Son histoire commence en janvier 2016. Il a quitté son pays depuis déjà trois ans pour étudier les relations internationales dans l’une des meilleures universités privées du Japon, l’APU, située sur l’île de Kyushu, dans l’ouest de l’archipel. Mais Sherzodbek ne mène pas la vie étudiante dont il rêvait: « Je ne voulais pas être un fardeau pour mes parents. Pour payer une partie de mes frais de scolarité, j’enchaînais les petits boulots : serveur, maître-nageur dans les hôtels… Je me sentais coincé, j’avais l’impression de ne pas profiter de tout ce que le Japon avait à m’offrir. »

Cherchant un moyen moins chronophage de gagner de l’argent, il lorgne du côté de YouTube et ses influenceurs millionnaires. C’est là qu’il découvre avec stupéfaction l’existence d’une infinité de vidéos lénifiantes qui ciblent les enfants et génèrent des centaines de millions de vues. Avec celui qui est encore aujourd’hui son associé, il crée la chaîne Toyful Joyful, sa première incursion dans le You- Tube Game. « Après les cours, on allait acheter des jouets à un dollar et on les filmait à l’iPhone dans notre dortoir », explique-t-il. Leurs premières productions plafonnent à quelques centaines de visionnages. Puis, sans explication, l’une d’elles décolle : onze millions de vues pour ce mini-jeu de basket en plastique, filmé à même le sol durant quatre minutes sur fond de musique entêtante. Pas assez pour dégager un revenu stable, mais suffisant pour l’encourager à continuer. À la même période, son associé tombe par hasard sur une publication intitulée, en toute sobriété, The Most Satisfying Video in the World. Compilant plusieurs clips de cette tendance qui cartonne sur le forum Reddit, la vidéo pose les bases du genre sur YouTube.

Sceptique au départ, Sherzodbek Juraboev se laisse convaincre par son associé et lance avec lui une nouvelle chaîne dédiée à cette mode: Oddly Satisfying est née. Au printemps 2016, ce canal dévolu aux compilations de « moments satisfaisants » fait figure de pionnier. Quatre ans après, la chaîne cumule plus d’un milliard de vues* ! Inutile de préciser que les deux youtubeurs ont depuis lâché leurs jobs d’étudiants. Selon notre estimation, confirmée à demi-mot par l’intéressé, Oddly Satisfying aurait déjà rapporté près de 500 000 dollars à leurs fondateurs. « Notre revenu mensuel moyen est supérieur à 4 000 dollars », précise le jeune entrepreneur.

La quantité prime sur la qualité

Diplômé et futur papa, il vit désormais à Tokyo où il dirige avec son associé une équipe chargée de développer les chaînes YouTube – dont Oddly Satisfying reste le fleuron –, et d’autres activités de commerce en ligne. « En plus des contributions que nous recevons, notre équipe écume les réseaux sociaux à la recherche de contenus inédits. Prenez par exemple un tutoriel de vingt minutes sur la découpe du bois. Dedans, il n’y aura qu’une scène de cinq secondes qui nous intéressera. Notre mission est de la repérer pour l’isoler dans une de nos compilations », précise l’entrepreneur. Insistant sur l’importance du montage, de la musique et du rythme, Sherzodbek estime que chaque vidéo nécessite environ trois jours de travail. La quantité prime sur la qualité. Avec plus de trois formats de dix minutes publiés chaque semaine (comprenant chacun une centaine d’extraits), sa petite entreprise élève le filon satisfying à l’échelle industrielle.

Leur audience, mixte, est principalement âgée de 20 à 35 ans. « C’est le moment où on termine ses études, où on commence à travailler. Cela peut générer beaucoup de stress. Peut-être que l’harmonie qui se dégage de nos montages les aide à oublier leurs soucis », avance le patron ouzbek. À grand renfort de docteurs en psychologie et autres neurologues, de nombreux articles tentent de décrypter le succès du phénomène #satisfying et ses rouages, certains spécialistes attribuant des vertus relaxantes à ces images. Quand on l’interroge sur sa consommation personnelle, Sherzodbek Juraboev confesse un faible pour les vidéos de surfaces encrassées nettoyées au kärcher: « La vie est pleine de frustrations et de déceptions; les choses sont rarement aussi fluides qu’on le voudrait. Quand vous visionnez une scène parfaite, un mur entièrement repeint sans aucune tâche par exemple, vous ressentez le même sentiment d’épanouissement que si vous l’aviez fait vous-même. »

* Conformément à leur nouvelle politique visant à acquérir au maximum les droits exclusifs des vidéos originales qu’ils exploitent, les créateurs de la chaîne ont retiré quasiment toutes leurs publications mises en ligne avant 2020. Le compteur de vues a donc été réinitialisé. Aujourd’hui, il n’affiche « que » 130 millions de vues.

Cet article est à retrouver dans Fisheye #42, en kiosque et disponible ici.

Captures d'écran © James Johnson / @jamesjohnstacapture d'écran © Ryan Rustand / @coach_rusty

capture d’écran © à g. James Johnson / @jamesjohnsta et à d. Ryan Rustand / @coach_rusty

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Captures d’écran © à g. @mwa_sketchz et à d.  @drones_are_cool

Capture d'écran © Philip Swift / @philswift.tv

Capture d’écran © à g. Philip Swift / @philswift.tv et à d.Ertan Atay / @failunfailunmefailun

Image d’ouverture : Capture d’écran © Olivier Latta / @extraweg

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