« L’habitude tue le regard. Je cherche à décontextualiser »

27 novembre 2019   •  
Écrit par Anaïs Viand
« L’habitude tue le regard. Je cherche à décontextualiser »

Mise en scène ou spontanéité ? La question se pose en parcourant les images de Nicolas Boyer. Ce photographe français de 47 ans a capturé le Japon, versant insolite. Rencontre avec cet artiste désinvolte.

Fisheye : Sciences Po, HEC, Agence publicitaire… qu’est-ce qui t’a amené dans le milieu du 8e art ? Qu’as-tu trouvé dans la photographie ?

Nicolas Boyer : À l’âge de 9, 10 ans, j’ai perdu mon œil gauche dans un accident. Mon champ de vision s’est réduit comme un viseur. L’avantage ? Je photographie plus rapidement que les autres – car je n’ai pas à fermer l’œil gauche. J’aime cette possibilité d’arrêter le temps, de figer un moment. Je suis quelqu’un de nostalgique, alors je shoote pour mes vieux jours. Comme écrivaient Barthes et d’autres, l’image dit « ça a été » et in fine, « j’ai été là ». N’ayant pas une grosse mémoire, cela me sert de fil biographique.

Et puis la photographie, c’est aussi le plaisir de la chasse à l’homme comme un entomologiste qui traque des spécimens inconnus.

Comment décrirais-tu ton approche photographique ?

Semi-documentaire, désinvolte et avec autant d’implication que si je shootais derrière une glace sans tain. Je crois peu au fait que l’engagement d’un photographe va changer le monde. Cela me permet, pour le moment, d’installer une certaine distance photogénique, mais rien n’est figé puisque mon approche dépend beaucoup des sujets sur lesquels je travaille.

Nombre de tes images sont humoristiques, est-ce cela une bonne photo… un cliché drôle ?

Quand j’étais directeur artistique chez TBWA Paris, mon directeur de création, Erik Vervroegen, nous disait que pour « cartonner », une publicité devait être soit très drôle soit très esthétique. Je pense que ces drivers émotionnels sont valables dans la photographie en général. Et ce, même s’ils ne sont pas les seuls.
Secouer la vision du monde en le (re)présentant sous un œil neuf, telle est la vision de la revue, et collectif Provoke que je partage. J’ai peu de photos répondant à ce critère. Tout le monde fait de bonnes photos, Instagram en déborde. Une photo exceptionnelle, là, c’est différent !

© Nicolas Boyer

Quel lien entretiens-tu avec le Japon ?

Lorsque j’étais à l’école primaire, je me suis lié d’amitié avec un japonais, arrivé dans la valise diplomatique de son père, nommé en France. Il ne parlait pas un mot de français, mais a pourtant finit 1er de la classe à la fin de l’année. Malgré l’intérêt qu’il a suscité, j’ai dû attendre mes 45 ans pour finalement me rendre au pays du Soleil-Levant. Entre-temps, mon ami est décédé d’une leucémie – il avait 29 ans.
« Je suis un photographe professionnel pour vivre et un photographe amateur par vocation » disait Elliott Erwitt. Mes images composent avant tout un récit visuel de voyage. Comme un écrivain prendrait des notes dans un carnet, je suis parti tel un touriste – avec un peu plus de flexibilité.

Quand et à combien de reprises t’es-tu rendu là-bas ?

Je suis parti un mois et demi la première fois, en mai 2018, puis trois semaines en mai 2019. J’ai circulé dans tout l’archipel depuis le nord jusqu’à Nagasaki, une trentaine de villes, en passant par Sado Island – avec un coup de cœur pour Onomichi et Beppu. J’ai eu une préférence pour les quartiers populaires comme ceux situés au sud de Dobutsuen Mae à Osaka, par exemple.

Ce pays a inspiré de nombreux photographes, quels étaient tes défis sur place ?

J’ai veillé à éviter de rapporter des images déjà vues mille fois. De passage à Kyoto, on est par exemple attendu sur la photo de kimono… Des images splendides existent déjà, et la barre est assez haute. Et en y regardant de plus près, il s’agit souvent du même type d’images, et il est assez facile de sortir du lot. L’habitude tue le regard. Je cherche à décontextualiser, en faisant une série mélangeant kimono et béton brut par exemple.

© Nicolas Boyer

Qu’est-ce qui te fascine tant au Japon ?

Les Japonais peuvent être assez émouvants en tant que peuple. Cette omniprésence du collectif apparaît dès la maternelle où les enfants nettoient eux-mêmes leur classe. Ou plus tard, devant les écrans d’un immeuble consacré au PMU. Je me souviens d’une arrivée d’une course – un silence sidérant régnait. Tout est plus ou moins pensé pour ne pas déranger l’autre et j’apprécie ces formes de civisme et de respect. La topographie explique en partie ce caractère, car les Japonais (128 millions d’habitants) vivent sur 2% d’un territoire, montagneux à 70%. La densité impose une régulation naturelle des mœurs.

Et puis c’est un peuple résilient qui force l’admiration. Je me suis rendu dans les zones frappées par le tsunami. Il s’agit d’un espace où l’on peut approcher des yeux la mort tellement une atmosphère de désolation règne, encore huit ans après. On sent comme un lointain silence. À Ōtsuchi, au nord du pays, il y a par exemple une cabine téléphonique qu’utilisent les locaux qui ont perdu un proche dont le cadavre n’a jamais été retrouvé (car emporté par la mer). Cette cabine n’est reliée à rien, et tout le monde le sait, pourtant, ils appellent dans le vide. Une manière cathartique d’extérioriser la douleur dans un pays où il n’est pas d’usage de montrer ses sentiments.

Modernité, absurdité, démesure… Quelles facettes voulais-tu montrer à travers tes images ?

Quand je shoote, c’est un peu inconsciemment que j’approche le réel. D’ailleurs, le réel n’existe pas. Je ne cherche pas à (dé)montrer, et je n’ai pas de thèse formulée à l’avance. La série se construit par elle-même, au fil des rencontres. Ce yakuza par exemple. Il supervisait deux, trois prostituées dans un passage couvert. Cet homme était touchant ; je l’ai recroisé le lendemain à la sortie de l’église évangélique locale où il se rendait tous les jours pour racheter son âme après avoir travaillé pendant trente ans pour les mafias locales. L’image semble sortie d’un film de Tarantino, mais l’éclairage artificiel est bien celui de la galerie commerçante.
Il se dégage sans doute une atmosphère générale grotesco-poétique, mais elle est surtout due au pays lui-même.

© Nicolas Boyer

Entre 15 et 20% de tes images ont été mises en scène  (portraits inclus) contrairement à l’impression générale qui pourrait découler de ces atmosphères…quelques mots quant à ton processus de création ?

Godard disait que  « Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin » (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Éd. de l’Étoile/Les Cahiers du cinéma, 1985, p. 144). J’ai moi aussi fait des allers-retours entre fiction et réalité, en essayant de brouiller les pistes de ce pays, ou plutôt de cette « vaste fiction » comme le décrivait le romancier Michel Butor en revenant de son 1er séjour, en 1967.
Dans certaines situations, j’ai alors détourné l’expression « faire des clichés ». Il me fallait déconstruire les clichés que l’on peut avoir de l’autre.

Les quelques mises en scène se sont faites systématiquement sur place, en deux minutes, en essayant de dialoguer avec les gens. Il m’est souvent arrivé de communiquer par signes ou dessins pour leur faire deviner la situation que je voulais créer avec eux. Les Japonais ont un niveau d’anglais proche d’un écolier qui entre en 5ème. Cela a limité les choses, et tant mieux, je n’étais ainsi pas tenté de m’enfoncer plus loin dans l’artifice. Les scènes les plus burlesques ne sont pas les moins réelles.

Qu’as-tu appris sur le pays en réalisant ce projet ?

Ce pays est à bien des égards complètement barge. Le sexe est omniprésent dans les centre-villes mais un tiers des Japonais âgés de 18 à 35 ans n’ont jamais eu de rapports sexuels. Les relations humaines et sociales sont difficiles, notamment en raison de la pression au travail, des distances quotidiennes, et de l’exiguïté des appartements (cf. l’incroyable série de Yoshiyuki Kohei à ce sujet). Il existe une certaine rigidité imposée par le système. Néanmoins ce normativisme social se fend 21h passée, un temps où tout peut arriver. La description des japonais proposé par l’écrivain d’Henri Michaux  – « peuple d’esthètes et de sergents » – m’est apparue très juste à bien des égards, mais insuffisante. Le sens des extrêmes l’emporte avant tout, et il est rassurant de voir que tout peut déraper, en permanence.

© Nicolas Boyer

Ya-t-il une ou plusieurs photos dont tu es particulièrement fier, et que tu souhaiterais commenter ?

Ce n’est pas par fausse modestie, mais ce ne sera certainement pas celle qui m’a permis de gagner à la loterie du Sony Awards cette année. La nuit est souvent fascinante, quels que soient les pays. J’aime par exemple l’image shootée à la sortie de la gare de Nagoya alors que je traînais ma grosse valise. Face à moi, un couple. L’homme était éméché et se tenait face à la boutique Prada. Une toile de fond particulièrement théâtrale. Il y a aussi celle des deux hommes ivres sur une voie de train. Le train a ralenti et actionné sa sirène, et je me suis fait sermonner cinq minutes par un policier pour être descendu sur la voie.

Moins spontanée enfin, celle de la jeune fille à qui j’ai demandé de prendre une attitude de poupée en silicone pour le seul plaisir de shooter ses socquettes blanches.

Ta vision du Japon en trois mots ?

Kichigai, oichi, itaio (barge, c’est bon, ça fait mal, NDLR) …

© Nicolas Boyer

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