« Le déni » : l’album de famille intemporel et onirique d’Alexia Fiasco

24 novembre 2021   •  
Écrit par Ana Corderot
"Le déni" : l'album de famille intemporel et onirique d'Alexia Fiasco

En 2017, après des années à vivre, dans un entre-deux identitaire, une histoire aux détails occultés, Alexia Fiasco, membre du collectif Filles de Blédards, a amorcé Le déni. Un projet-pèlerinage la conduisant au Cap-Vert, un pays qu’a fui son père à l’âge de 13 ans. En résulte un album idéalisé, exposé dans le cadre des Rencontres photographiques du Xe jusqu’au 1er décembre 2021.

Fisheye : Peux-tu te présenter ?

Alexia Fiasco : J’ai 31 ans, je vis à Paris après avoir grandi en Seine Saint-Denis. Je suis à la fois photographe et travailleuse socioculturelle : j’aide et éduque des jeunes à l’image dans le 93. Je suis également membre du collectif Filles de Blédards (collectif féminin artistique qui questionne les identités de l’immigration).

Revenons à la genèse de ta série Le déni. Qu’est-ce qui a déclenché ce projet ?

Cela vient d’un manque d’archives familiales et plus largement d’un manque d’images, de références auxquelles m’identifier en tant que petite fille noire née dans les années 1990. J’ai toujours ressenti cette carence. J’avais l’impression qu’il n’y avait que des photographies représentant le passé – peu glorieux – de tout le monde, excepté du mien. Je ne voulais pas m’identifier à cette représentation du passé colonial.

S’ajoute à ce besoin cru d’image, un manque de transmission de la part de mon père capverdien. On a grandi dans le déni de ses origines, et cela a provoqué le nôtre par la suite. Il y avait un refus permanent de nous partager son histoire, ne serait-ce que sur le plan linguistique. En parallèle, j’ai eu beaucoup de questionnements identitaires. J’ai grandi dans le 93 et je suis allée au lycée à Courbevoie, une ville qui n’avait rien à voir avec le lieu où j’habitais. C’étaient des allers-retours permanents entre deux mondes et le sentiment de n’appartenir à aucun d’entre eux.

© Alexia Fiasco / Galerie Number 8

© Alexia Fiasco / GalerieNumber 8

Tu es donc partie seule au Cap-Vert. Était-ce pour assouvir un besoin primaire ou en réaction à cette accumulation de non-dits ?

Fin 2017, je me suis rendu au Cap-Vert pour répondre aux questions éludées par mon père. J’ai contacté ma famille sur Internet, sans son accord. Il y avait certes la zone d’ombres autour de mon père et la façon dont il s’est situé face à son histoire qui a motivé cette envie irrépressible. Mais cela remonte à une époque où les œuvres de Malick Sidibé sur le Mali des années 1960 étaient exposées. J’ai ressenti une violence intense en découvrant l’utilisation du corps noir ou bien encore le public de ce genre d’exposition. J’avais une colère qui montait en moi crescendo, et il me fallait la débloquer.

Comment as-tu été accueillie par ta famille ?

Ma famille m’a accueillie à bras ouverts. Finalement, c’est elle qui avait plus de questions que moi – notamment par rapport à mon père. Ils ont pu me transmettre des récits familiaux que je n’avais jamais entendus, qui étaient totalement différents de ceux de mon père. J’ai ainsi décidé de me baser sur cette source, mais également sur les mensonges, pour reconstituer un album de famille avec des photos que je n’ai pu trouver.

Qui est cette femme qui joue le rôle de ta grand-mère Anna ?

Elle s’appelle Nelida, elle avait 19 ans lorsque je l’ai rencontrée. C’est la fille adoptive de la première femme de mon grand-père. Au Cap-Vert, il y a une tradition d’entraide entre familles au sein des communautés. Lorsqu’une famille, issue des villages voisins, ne peut plus subvenir aux besoins de ses enfants, une autre − telle une famille d’accueil − peut leur venir en aide, en adoptant leurs enfants. C’est le cas de Nelida. On a passé beaucoup de temps ensemble, elle était le pont entre ma famille et moi. Même si je ne parlais pas le créole du Cap-Vert et qu’elle-même ne parlait pas français, elle a été vraiment patiente. Je pense également que ma démarche l’a beaucoup touchée.

J’ai été très inspirée par elle, par son charisme, l’aura qu’elle dégageait, sa prestance. En parallèle de ses études, elle continue à prendre soin de sa famille biologique. Je la voyais porter des pierres sur sa tête, aller chercher de l’eau en bas de la montagne pour ensuite la remonter, faire du beurre à la main… Au début j’ai commencé à documenter en stories mon voyage et ma quête sur Instagram, aux côtés de Nelida. On voit tout mon cheminement et le quotidien de cette fille qui me fascine. Elle était comme un miroir et me dévoilait, sans le vouloir, la vie que j’aurais pu avoir.

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

La dualité est prégnante dans tes photographies (effets de superpositions, montages…) Que signifie-t-elle pour toi ?

Avant, elle signifiait une sorte de bipolarité, un sentiment de schizophrénie, dans le fait de passer d’un milieu à l’autre, même au sein de ma famille. Ma mère est à moitié guadeloupéenne, et française – originaire de la Loire et cher. Mon enfance a été rythmée par des allers-retours entre ma famille blanche et les quartiers populaires du 93. En 2005, période d’émeutes sous Sarkozy, je commençais à intégrer des paroles fortes sur l’immigration, puis à côté de cela je partageais mes cours d’Art plastique avec des gens de Neuilly. Je vivais cette ambiguïté comme un handicap : devoir assimiler autant de vocabulaire, de codes de langage. J’étais dans une dualité constante.

Aujourd’hui, je vraiment fière de cette dualité. Je suis heureuse de pouvoir me retrouver dans ces milieux, en me sentant légitime. Avec ces images, où il y a beaucoup de symétries, de doubles couches, mais ensemble je découvre qu’il y a de l’harmonie. Lorsque le public voit mes photos, il ne remarque presque plus les montages, ou les collages.

En lisant tes légendes, on peut découvrir ton père qui se situe dans le futur (2027). Pourquoi avoir fait ce choix de légendes factices ?

J’ai fait des photographies que j’aurais aimé trouver, avoir pendant l’enfance, avec des histoires que j’aurais aimé que l’on me raconte. Quitte à me réapproprier des images de famille et me baser sur des récits ou dates dont je ne pourrai jamais assurer la véracité (même si désormais la majorité des textes en italiques se sont avérés), autant prendre la liberté de voyager dans l’espace-temps. De toute façon, c’est un temps qui est déjà suspendu dans les familles d’immigrés, à cause du manque de référencement administratif. J’ai un énorme avantage, dans le sens où je peux voir dans le futur.

Avec cette image de mon père, je pensais que vingt ans après mon premier voyage au Cap-Vert (en 2017), il ne serait jamais sorti de son déni. Mais je me suis trompée, car il est retourné sur ses terres natales.

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

Et comment a-t-il vécu ce retour ? 

Il est parti au Cap-Vert sans nous le dire et nous appelé mes sœurs et moi une fois sur place. Il avait honte au début et ne reconnaissait plus certains endroits. Les gens se moquaient de lui par rapport à son accent. Ces mêmes personnes étaient persuadées que s’il n’était jamais revenu au pays, c’est parce qu’aujourd’hui il valait mieux qu’eux.Toutes ces années, il était resté ouvrier alors que la plupart des membres de sa famille ont obtenu des postes dans la fonction publique. Et lorsqu’ils l’ont accueilli, ils l’ont fait avec un tel respect, que mon père n’a su comment réagir.

Lui as-tu offert cet album une fois composé ?

Non du tout. Je dois avouer ne même pas y avoir pensé, car j’ai l’impression que mon projet ne l’intéresse pas vraiment. Je dois attendre le moment où il s’y intéressera davantage. C’est encore un peu conflictuel. Déjà, j’essaie de le faire venir au jardin Villemin. La première fois qu’il a vu ce projet exposé ? Il l’avait regardé et s’en était allé.

Dirais-tu que ce projet t’a réconcilié avec ton histoire ? 

Oui vraiment, cela m’a chamboulé. Mes stories ont retenu l’attention des personnes qui suivaient mon aventure. Une d’entre elles m’a écrit pour me dire qu’elle avait fait un voyage similaire au Maroc. Plus tard, deux autres filles de notre âge ont rejoint cette discussion, et c’est ainsi qu’est né le collectif Filles de Blédards. Avant, j’étais très pudique vis-à-vis de mon travail, mais en diffusant ces photos, en découvrant que mon histoire intéressait, et que beaucoup pouvaient s’identifier, j’ai pu ressentir davantage de légitimité en tant que photographe. C’est aussi grâce à cela que j’ai été représentée par la GalerieNumber8. Par son impulsion, j’ai pu exposer dans plusieurs pays. Ce projet a véritablement changé la donne.

© Alexia Fiasco / Galerie Number 8

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

Qu’envisages-tu pour la suite ?

Mon processus de photographie étant long − au grand damne de ma galeriste −, je commence à avoir envie de me replonger dans ce travail. Ces dernières années, je me suis consacrée aux Filles de Blédards, dans la recherche et l’ouverture d’espaces, pour laisser les artistes issus des diasporas s’exprimer. Dorénavant, j’ai envie de continuer à travailler sur la création d’archives de l’immigration. Je voudrais photographier des familles hors normes, dans leur maison, leur intimité. Je continue aussi à travailler avec des jeunes, sur la façon dont ils veulent se représenter via la photographie. J’aurais beaucoup aimé que l’on me propose cela étant plus jeune, il y aurait eu moins de tiraillement… Et puis, en janvier prochain, je retourne au Cap-Vert.

 

Le déni d’Alexia Fiasco est à retrouver au Jardin Villemin (Paris X), aux côtés des 11 lauréat·e·s des Rencontres photographiques du Xe, jusqu’au 1er décembre 2021. 

 

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

© Alexia Fiasco / GalerieNumber8

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