Kourtney Roy enquête sur les mystérieuses disparues de la Route des larmes

01 février 2023   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Kourtney Roy enquête sur les mystérieuses disparues de la Route des larmes

Depuis plus de quarante ans, des jeunes femmes disparaissent aux abords de la Highway 16, une autoroute canadienne tristement surnommée la « Route des larmes ». Dans The Other End of the Rainbow, publié chez André Frère Éditions, Kourtney Roy délaisse l’autofiction pour évoquer cette série de faits divers tragiques. Jusqu’au 24 février 2023, la galerie Les Filles du Calvaire présente le fruit de ce travail d’envergure à l’occasion d’une exposition du même nom.

Fisheye : Comment as-tu découvert la « Route des larmes », histoire au cœur de The Other End of the Rainbow ?

Kourtney Roy : J’étais au Canada, en 2015, et je travaillais sur Northern Noir, un autre livre sorti l’année suivante. Nous n’étions pas loin de la Route des larmes et la personne qui m’accompagnait dans ce projet m’a brièvement raconté cette histoire de femmes qui disparaissent le long de la Highway 16 depuis près de quarante ans. Les cibles principales sont des autochtones et certains décrivent les victimes comme étant des droguées ou des prostituées. D’autres disent aussi qu’elles l’ont cherché en faisant du stop… Tous ces stéréotypes sont liés à la misogynie, au racisme et à la colonisation. On oublie que des crimes ont été commis, que des êtres humains ont été tués. Cette histoire choquante m’a bouleversée, et j’ai commencé à réfléchir longuement à ce sujet. J’avais envie d’en savoir plus alors j’ai fait des recherches et je suis retournée sur place pour explorer cette autoroute.

Pourquoi as-tu nommé cette série ainsi ?

Tout au long du voyage, j’ai rencontré beaucoup de personnes, certaines que je cherchais, d’autres par hasard. Le titre est venu quand j’étais à Terrace – l’une des villes qui se trouvent sur l’autoroute. Je parlais avec un monsieur qui vivait dans un camping-car, derrière un motel pas très cher, et il m’a dit que Terrace était la porte de l’enfer. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a répondu : « Tu connais la légende du chaudron au pied de l’arc-en-ciel ? Ici, tu ne trouves pas de l’or mais l’inverse. C’est l’autre bout de l’arc-en-ciel ». J’ai trouvé cette formulation poétique et elle encapsulait parfaitement l’ambiance qui régnait, ce que pensaient les habitants de manière générale. Qui plus est, une partie de l’autoroute qui passe par les montagnes s’appelle déjà le Rainbow Pass. J’aimais cette référence qui fonctionnait bien.

Ce titre souligne aussi le contraste qui existe entre la beauté des lieux et du hasard du temps avec la réalité beaucoup plus sombre de toutes ces disparitions…

Effectivement. Comme l’autoroute est surnommée la Highway of Tears et qu’il existe déjà de nombreux documentaires appelés ainsi, je trouvais cela plus original. Même si ma série s’articule autour de cette route, je me suis intéressée à toute la région. Je voulais en dresser un portrait beaucoup plus large, rendre compte de ces contrastes ou plutôt de ces conflits qui opposent ces deux réalités.

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

Tu es surtout connue pour les mondes fictionnels que tu crées au travers de tes différentes séries. Pourquoi avoir choisi un tel sujet aujourd’hui ?

Mon travail est plein de mises en scène. J’ai l’habitude de créer des mondes fantastiques dans lesquels je joue. Je voulais sortir de ma zone de confort, explorer de nouveaux univers, me lancer de nouveaux défis. Je ne saurais dire pourquoi, cette histoire m’a beaucoup parlée alors j’ai suivi mon instinct. C’était le bon moment pour élargir mon approche et aborder d’autres sujets. Au-delà de ça, mon objectif, avec ce livre et, à présent, cette exposition, est de faire connaître cette tragédie qui existe encore à celles et ceux qui n’en ont jamais entendu parler. Je ne voulais pas tomber dans le sensationnel ou exploiter qui que ce soit. Je tenais à respecter la vie des personnes impliquées en restant fidèle à leurs témoignages.

Justement, de quelle manière as-tu procédé pour recueillir tous ces témoignages et, plus largement, concevoir cette série ?

Quand je suis partie, je ne connaissais personne. Les seules informations dont je disposais se limitaient aux recherches sur les familles des filles ayant disparu ou été tuées, que j’avais menées en amont. Je souhaitais que mon approche soit la même que celle d’un voyageur qui se laisserait porter par le hasard des découvertes. Elle est subjective. Je ne suis pas enquêteuse, je ne suis pas non plus une spécialiste de cette histoire, et je ne fais pas de photographie documentaire. Je ne voulais pas avoir la prétention d’avoir cette connaissance, ni ce savoir-faire. Ce n’est pas ce qui m’intéresse à titre personnel. Petit à petit, j’ai fini par rencontrer des gens qui ont été touchés par ces violences, que ce soit des membres des familles ou des amis des victimes. Mes recherches se sont précisées et je me suis mise à chercher des personnes en particulier.

J’ai alors passé beaucoup de temps avec elles. On ne parlait pas seulement des disparitions. J’ai appris à les connaître, j’ai même développé une amitié avec certaines. The Other End of the Rainbow est le fruit de plusieurs voyages, et je leur rendais visite dès que j’allais dans la région. Malgré toutes ces tragédies, ce sont des êtres humains qui continuent à vivre. Être seule et passer du temps avec les habitants qui ont perdu quelqu’un sur cette route était mon travail. Je voulais essayer de comprendre ce qu’ils ont traversé et rentrer dans leur quotidien qui n’est pas qu’un monde de violence.

Quelle a été la plus grande difficulté à laquelle tu t’es heurtée lors de la réalisation de cette série ?

Au départ, quand j’étais toute seule, je cherchais les lieux où les femmes ont disparu, les derniers endroits dans lesquels on les a vues en vie, ou alors là où on a retrouvé le corps de certaines… Ce n’était pas évident. Ce sont les habitants, qui connaissaient bien la région et ces histoires, qui m’ont aiguillée.

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

Y a-t-il une photo dont tu aimerais parler ?

Oui, il y a cette image avec Doug (ci-dessus, NDLR), dont la fille a été tuée en 2010. J’ai passé beaucoup de temps avec lui. Un après-midi, il m’a emmenée à l’endroit où le corps a été retrouvé. On était sur l’autoroute et la radio diffusait des chansons des années 1950-60 – celles qu’il préfère. Une musique a démarré et il m’a dit que sa fille l’adorait, qu’ils la chantaient tout le temps ensemble, à l’époque. Arrivé sur le site, il m’a fait le récit de cette affaire de manière factuelle, en contenant son émotion. À cette période, des feux de forêt énormes ravageaient la région. Il neigeait des cendres sur nous. Être là, photographier ce lieu était poignant et, en même temps, c’était touchant car, juste avant, on avait partagé un bon moment tous les deux en écoutant la musique qu’il aimait et qui continuait en arrière-plan. Ce contraste était saisissant.

 

The Other End of the Rainbow, André Frère Éditions, 65 €, 432 pages.

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les filles du Calvaire, Paris

© Kourtney Roy / Courtesy Galerie Les Filles du Calvaire, Paris

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