Cristina De Middel : « Faire le portrait d’un Mexique jouant un rôle ambivalent au sein de cette migration »

02 février 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Cristina De Middel : « Faire le portrait d’un Mexique jouant un rôle ambivalent au sein de cette migration »

Lauréate 2020 du Prix Virginia, la photographe espagnole Cristina De Middel réalise des travaux aux frontières du réalisme et de l’imaginaire. Dans Journey to the Center, récit fictif inspiré par les écrits de Jules Verne, elle dresse un portrait complexe des migrations latino-américaines. Une étude imagée d’un phénomène d’actualité, invitant le regardeur à interroger ses propres convictions.

Fisheye : Tu nous racontes ton parcours ?

Cristina De Middel : Ce que j’ai toujours aimé, c’est la bande dessinée, raconter des histoires dans des petits carrés. C’est pourquoi j’ai étudié le dessin aux Beaux-Arts. Je me suis tournée vers la photographie en premier lieu pour avoir des références visuelles. J’utilisais à l’époque un boîtier argentique et j’ai découvert par ce biais la magie du développement, de l’impression de l’image. Je suis tombée sous le charme du processus et j’ai donc poursuivi mes études en me concentrant sur le 8e art.

Une fois diplômée, je ne me sentais pas vraiment à l’aise avec le monde de l’art contemporain, je me suis donc tournée vers le documentaire et le photojournalisme – pendant une dizaine d’années. Puis, fin 2010-début 2011, je me suis lassée de cette discipline. Je n’étais pas d’accord avec la façon dont les journaux de représentaient le monde. J’ai commencé à expérimenter avec d’autres visions, d’autres stratégies. J’ai réalisé le projet Afronauts en 2012, qui a lancé ma carrière personnelle. Le hasard a voulu que j’entre ensuite chez Magnum Photos, une agence très documentaire… C’est donc un chemin sinueux, ambigu fait d’allers-retours !

Réalises-tu toujours des commandes ?

Oui, mais aujourd’hui la plupart des clients qui me contactent par l’agence connaissent mon style, et savent que je préfère réaliser des « recueils d’opinions » plutôt que de relater des faits. Il y a toujours une dimension personnelle dans mes projets.

Comment est née la série Journey to the center ?

L’idée m’est venue en 2015, alors que j’assistais à la foire Paris Photo à Los Angeles. Je disposais d’un peu de temps, et j’ai décidé de rester dans la région pendant quelques semaines. J’ai loué une voiture, et je me suis baladée dans les sud des États-Unis, dans les États de Californie, d’Arizona et près de la frontière mexicaine. J’ai découvert par hasard un lieu qui s’appelle Felicity, qui est le « centre officiel du monde ». C’est un endroit très étrange, au sein duquel trône une pyramide de granite, construite par un français. Et ce qui m’a choqué, c’est que l’on peut voir, depuis cette installation, la frontière mexicaine, qui traverse le désert. Le fait que ce « centre du monde » soit un endroit traversé par les migrants m’a donné l’idée d’une nouvelle approche ; une manière inédite de traiter d’un sujet dont tout le monde parle. Si j’avais plusieurs fois essayé de m’y atteler, j’avais jusqu’alors échoué.

© Cristina De Middel

Sur quoi se sont portées tes recherches ?

J’ai tout d’abord relu Voyage au Centre de la Terre de Jules Verne, car je souhaitais étudier la réalité de la migration à travers le prisme d’un voyage d’aventure, mettre en lumière un geste héroïque plutôt qu’une fuite ou un mouvement de criminels, comme le sous-entendait le président sortant des États-Unis…

J’ai réalisé mes premières images dès 2015, alors que j’habitais au Mexique. J’ai souhaité visiter plein d’endroits, parler aux migrants, me rendre dans les lieux où ils logeaient… Mais aussi capturer toutes les merveilles géologiques et les paysages du pays, qui étaient, selon moi, tout aussi importants. Jules Verne décrit un monde complètement surdimensionné et fantastique, il me fallait rester proche de cette idée.

D’où te vient cette fascination pour Voyage au Centre de la Terre ?

J’ai toujours aimé les livres de science-fiction, depuis que je suis petite. J’utilise, encore aujourd’hui dans mon travail, des influences que j’ai acquises quand j’étais enfant. Lorsqu’il s’agit d’essayer de comprendre des enjeux tels que l’immigration – des sujets dont on parle sans cesse, dont on voit régulièrement des images dans les médias – j’essaie de me mettre à la place d’un enfant de cinq ans, et je m’interroge : comment obtenir l’attention d’une personne si jeune face à un sujet si grave ?

Comment t’y es-tu prise ?

En plusieurs étapes. Il y a d’abord eu la dimension documentaire : j’ai suivi les migrants en train, du sud jusqu’au nord de leur traversée, je les ai accompagnés à bord des caravanes, etc. Mais j’ai aussi souhaité interpréter ce que je voyais en expérimentant avec mon propre langage. Je voulais raconter un endroit – d’autant plus avec mon regard extérieur, car je suis espagnole et non mexicaine. Dans Journey to the Center, je ne veux rien expliquer, mais simplement partager mes questions. Cette série est l’aboutissement de beaucoup de mes interrogations.

© Cristina De Middel / Magnum Photos

Tentes-tu parfois de répondre à ces questionnements ?

Je suis très inspirée par le cinéma, la bande dessinée, et je lis beaucoup de théories de sociologie et d’anthropologie. Aussi, j’aime chercher à comprendre mon propre rôle dans une narration. Je suis intéressée par l’idée d’essayer de comprendre… Mais la plupart du temps, je réalise que je ne comprends pas. Alors, à défaut, j’essaye de partager mes découvertes.

De quelle manière souhaitais-tu représenter les migrants ?

Ce qui m’intéressait le plus, finalement, c’était de les montrer comme des héros. Mais aussi de faire le portrait d’un Mexique qui joue un rôle très ambivalent au sein de cette migration. Le pays est le sujet principal de ce récit. Il est à la fois le « good guy », mais aussi un « outil », utilisé par le gouvernement américain pour freiner les flux migratoires venus des pays latins plus au sud. C’est donc un barrage très dense, qui fait du Mexique un « bad guy » également. Non seulement au niveau gouvernemental, mais aussi parce que la traversée du territoire représente l’étape la plus dangereuse de tout le voyage ! Celle-ci se déroule dans un territoire aussi beau que menaçant, peuplé de personnages aussi victimes qu’agents. J’aime mélanger tout cela, pour ouvrir le débat. Montrer plein d’angles différents, et ne pas tomber dans des stéréotypes réducteurs.

Ton travail est empreint d’un certain réalisme magique. Pourquoi ?

Mes origines m’ont beaucoup influencée ! L’Espagne est un pays très surréaliste, et nous utilisons beaucoup le sens de l’humour, notamment, pour nous exprimer. Dans le cas de ce projet, j’ai pu d’autant plus en profiter, car le Mexique est le pays qui a presque créé le réalisme magique. Celui-ci est présent partout. Finalement, cette dimension de mon travail pourrait être considérée comme la partie documentaire, car je n’ai rien eu à imposer, à inventer.

Considères-tu ton travail comme symbolique ?

Plus que le symbolisme, je pense que je veux exacerber les stéréotypes qui marquent un pays. Je reprends les objets, les situations, les couleurs qui sont emblématiques d’un territoire et je joue avec, je les contraste. Je mets ensemble des choses qui ne vont pas ensemble. Je ne dirais pas que je crée des allégories, mais plutôt des jeux. Une manière de sensibiliser le regardeur, de lui faire comprendre qu’il y a une réduction très importante qui s’opère, lorsqu’on parle d’un pays. C’est un procédé que j’avais déjà utilisé dans Afronauts, travail dans lequel je reprenais tous les clichés liés à l’Afrique.

© Cristina De Middel / Magnum Photos

Peux-tu nous parler d’une des images, fruit de ce « jeu » ?

Il y a cette image de Notre-Dame de Guadalupe, habillée d’une espadrille (ci-dessus). J’ai réalisé cette photo lorsque je venais d’arriver de l’Arizona, de la partie américaine de la frontière. J’avais voulu récupérer des objets que les migrants utilisent, et jettent. Ces espadrilles jouent le rôle de chaussons, qu’ils mettent par-dessus leurs chaussures. La semelle, faite de peluche, leur permet de marcher dans le désert sans laisser de traces, pour ne pas être repérés. En arrivant dans mon hôtel, j’ai repéré une peinture de la Virgen de Guadalupe qui faisait la même taille que les espadrilles, et je les ai assemblées.

Il s’agit, pour moi, d’expliquer la dimension politique de la religion. On pourrait dire que le Mexique est dirigé par cette Vierge. Elle est le témoin de tout ce drame, et censée protéger les migrants. Il y a beaucoup de religion imbriquée dans ce projet, et cette image est une manière de faire dialoguer cette icône très populaire au Mexique avec un objet faisant partie du quotidien des gens qui le traversent.

La fin du mandat de Trump va-t-elle faire évoluer les choses, selon toi ?

Je crois que oui, cette nouvelle présidence va peut-être débloquer la situation de beaucoup de migrants qui sont, depuis plusieurs mois, dans l’attente. Mais il faut savoir que les États-Unis ne sont pas les seuls responsables : le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, et Donald Trump étaient très amis… J’attends donc de voir quelle relation il va nouer avec Biden.

Considères-tu ce projet fini ?

Non pas encore. J’ai dû le mettre en pause à cause de l’épidémie, mais je vais retourner dans le sud de la région en février. Il me reste également une dernière session à réaliser, pour capturer le déplacement des migrants en Arizona, que je réaliserai en mars. J’espère pouvoir terminer le livre d’ici la fin de l’année !

© Cristina De Middel

© Cristina De Middel / Magnum Photos

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