Eman Ali et le périple de deux femmes émancipées dans un Oman rétrofuturiste (2/2)

12 avril 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Eman Ali et le périple de deux femmes émancipées dans un Oman rétrofuturiste (2/2)

Croisant photographie et intelligence artificielle, Banat Al Fi’9a (The Silver Girls) retrace le voyage initiatique de deux jeunes omanaises dans un territoire hanté par le spectre du patriarcat. Reprenant la construction d’un conte de fées, l’artiste visuelle Eman Ali entend déconstruire les barrières qui emprisonnent les femmes, tout en puisant dans l’histoire et la symbolique de son pays d’origine. Un mélange des genres fascinant sur lequel elle revient dans la deuxième partie de notre entretien. Et pour (re)lire la première partie, c’est par ici.

Fisheye : Tu t’inspires beaucoup de l’histoire de l’Oman ? Une période en particulier ?

Eman Ali : L’Oman a une histoire fascinante. Je m’intéresse tout particulièrement à la période qui s’étend des années 1950 au début des années 1970. Le règne de Said Bin Taimur qui nous a transporté·es dans l’ère médiévale en multipliant les mesures oppressives et les interdictions a coïncidé avec le développement de l’idéologie du nationalisme arabe de Jamal Abdulnasser, qui était fondamentalement anti-impérialiste. En outre, le communisme était très populaire en Oman, particulièrement dans la région du sud, Dhofar, où la dernière Guerre froide – oubliée – s’est déroulée. Si les Britanniques la nomment « guerre », les locaux·les, elleux, la voient comme une révolution mettant en évidence le pouvoir du langage et son impact sur la perception.

© Eman Ali

Et cette révolution t’a influencée…

Oui, je suis inspirée par la lutte du peuple, en quête de liberté et d’indépendance durant cette révolution. C’est d’ailleurs le cœur d’un autre projet en cours de réalisation – YUNYU (qui signifie juin, en arabe, ndlr). Mais plus spécifiquement, j’entends mettre en lumière les femmes qui ont joué un rôle important au sein de cette lutte, et qui pourtant demeurent effacées. Je veux réimaginer cette période en partant de leurs histoires.

J’ai passé beaucoup de temps à faire des recherches, à explorer cette thématique et j’ai vraiment hâte de pouvoir continuer à le développer. Ce sera d’ailleurs le cœur de mon prochain livre photographique.

© Eman Ali

Revenons à Banat Al Fi’9a. Qui sont ces deux héroïnes ?

Toutes deux sont complètement fictives. Mais l’une d’entre elles est une représentation de mon « moi » jeune et l’autre, celle de la sœur que je n’ai jamais eue. Ces personnages ne sont pas censés ressembler à qui que ce soit, et d’ailleurs leur âge varie au fil des images. L’histoire revient sur les différents obstacles rencontrés par les jeunes filles au sein d’une société patriarcale, comme sur le courage et la résilience dont elles doivent faire preuve pour les affronter. Malgré cela, je vois ce travail comme une célébration du bonheur qui naît dans l’adversité. Il traite des notions d’amitié, de sororité, d’aspiration au sein d’un conflit.

Que représentent les masques qu’elles portent parfois ?

Ces jeunes héroïnes sont des allégories des expériences que vivent les femmes qui rêvent d’indépendance, de découverte, et du droit de décider de leur propre existence. Finalement, ma série symbolise l’esprit humain indomptable, la capacité des femmes à s’inspirer, à se soutenir dans l’espoir d’une vie meilleure.

© Eman Ali

La série évoque la construction d’un conte de fées. Pourquoi ?

Tout à fait. Et la raison est toute simple : je souhaite capturer la magie de l’enfance. C’est un temps où le merveilleux et l’innocence ont un potentiel énorme et ne font face à aucune limite. Ma série déborde de détails fantaisistes et fantastiques qui s’accordent très bien avec ce registre. Elle suit le destin de deux jeunes filles en quête de découverte de soi et de pouvoir – tout comme les protagonistes des contes traditionnels, qui doivent braver des obstacles pour atteindre leur objectif et leur véritable potentiel. Mon histoire puise dans cet univers enfantin pour permettre aux filles de découvrir leurs identités et défier les normes sociétales. Elle aborde également les notions de courage, de force, d’indépendance et d’inconnu… Toutes omniprésentes dans les contes de fées.

Enfin – tout comme dans ces récits – une morale se cache dans ma série : elle souligne l’importance de poursuivre ses rêves tout en restant fidèle à soi-même. Elle nous encourage à assumer notre individualité, aussi peu conventionnelle qu’elle puisse paraître.

© Eman Ali

Selon toi, le rêve est nécessaire pour avancer ?

Absolument. Rêver est nécessaire pour affronter les difficultés de la réalité. C’est un monde sans barrière auquel chacun·e peut accéder à tout moment. Lorsqu’on laisse aller son esprit, on peut trouver des échappatoires et même des solutions à nos problèmes. J’adore passer du temps dans cet espace liminal parce que la liberté qu’il m’apporte me donne de la force et des idées.

D’autres éléments t’ont-ils permis de développer ton récit ?

L’histoire de mon père, et son expérience du régime sous Said Bin Taimur ont été d’une très grande ressource. En mêlant ses propres commentaires à mon imaginaire, j’ai réussi à ériger une narration aux frontières des faits et de la fiction. Ça m’a permis de construire une perspective bien plus nuancée.

Des femmes artistes, telles qu’Ana Mendieta, Judy Chicago et Manal Al Dowayan m’ont également influencée. Et si mes deux personnages existaient déjà avant que je ne me plonge dans leurs œuvres, j’ai finalement imaginé que leurs esprits fusaient avec ceux des jeunes filles, tandis qu’elles débutaient leur périple dans ce paysage en tension. Elles sont devenues des guides, faisant voler en éclat les barrières pour explorer pleinement leur créativité.

© Eman Ali

© Eman Ali© Eman Ali

© Eman Ali

Explorez
Quand la photographie s’inspire de la mode pour expérimenter
© Hugo Mapelli
Quand la photographie s’inspire de la mode pour expérimenter
Parmi les thématiques abordées sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouve la mode. Par l’intermédiaire de...
17 avril 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Dans l’œil de J.A. Young : l’hydre monstrueuse qui domine les États-Unis
© J.A. Young
Dans l’œil de J.A. Young : l’hydre monstrueuse qui domine les États-Unis
Cette semaine, plongée dans l’œil de J.A. Young. Aussi fasciné·e que terrifié·e par les horreurs que le gouvernement américain dissimule...
15 avril 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Les images de la semaine du 08.04.24 au 14.04.24 : du bodybuilding au réalisme magique
© Kin Coedel
Les images de la semaine du 08.04.24 au 14.04.24 : du bodybuilding au réalisme magique
C’est l’heure du récap‘ ! Les photographes de la semaine s'immergent en profondeur dans diverses communautés, avec lesquelles iels...
14 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
PERFORMANCE : des esthétiques du mouvement
© Nestor Benedini
PERFORMANCE : des esthétiques du mouvement
Du 6 avril au 22 septembre, l’exposition PERFORMANCE au MRAC Occitanie fait dialoguer art et sport. L’événement fait partie de...
13 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Ces corps qui nous traversent : réparer notre relation au vivant
© Chloé Milos Azzopardi
Ces corps qui nous traversent : réparer notre relation au vivant
Du 6 au 28 avril, Maison Sœur accueille Ces corps qui nous traversent, une exposition qui nous inivite à repenser notre rapport au vivant.
Il y a 10 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
Photon Tide, le glitch à l'âme
© Photon Tide
Photon Tide, le glitch à l’âme
« Je voudrais que vous n'ayez pas peur de ce qui se trouve dans votre esprit, mais que vous l'embrassiez », déclare Photon Tide, ou « Pho...
19 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Nicolas Jenot : le corps des machines et ses imperfections
© Nicolas Jenot
Nicolas Jenot : le corps des machines et ses imperfections
Expérimentant avec la photo, la 3D ou même le glitch art, l’artiste Nicolas Jenot imagine la machine – et donc l’appareil photo – comme...
18 avril 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Voyage aux quatre coins du monde : la séance de rattrapage Focus !
©Théo Saffroy / Courtesy of Point Éphémère
Voyage aux quatre coins du monde : la séance de rattrapage Focus !
De la Corée du Nord au fin fond des États-Unis en passant par des espaces imaginaires, des glitchs qui révèlent les tensions au sein d’un...
18 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine