Censure et tatouage : quand l’algorithme d’Instagram s’emballe

18 février 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Censure et tatouage : quand l’algorithme d’Instagram s’emballe

Très populaire chez les tatoueurs la plateforme Instagram ne cesse de censurer leurs comptes et de supprimer leurs publications. La raison ? Une nudité jugée pornographique par l’algorithme du réseau. Des actions interrogeant les artistes : comment séparer l’œuvre de son support – le corps humain ?

Discipline artistique à part entière, le tatouage ne cesse d’attirer de nouveaux amateurs. Avec l’avènement des réseaux sociaux, les tattoo artists et salons acquièrent une réputation à l’international, et des passionnés voyagent aux quatre coins du monde pour passer sous les aiguilles des créateurs de Bang Bang Tattoo (2,4 millions de followers), de Sasha Unisex (761 000) ou encore de Nadi tattooer (152 000). Devenu leur portfolio à part entière, Instagram s’est imposé comme le réseau de prédilection d’auteurs cherchant à dévoiler leur style à une communauté avide de nouveauté. « La période contemporaine du tatouage est marquée au fer rouge par Internet, confirme Anne Richard, fondatrice de Hey ! Modern Art et Pop Culture, revue et galerie d’art, et commissaire d’exposition – notamment de Tatoueurs Tatoués, présentée au Musée du Quai Branly en 2014-2015. On a par ailleurs observé une accélération de l’évolution du tatouage à partir du 19e siècle, l’industrialisation forçant la visibilité. Aujourd’hui, les conventions de tatouage ne sont plus seulement fréquentées par des publics radicaux, mais aussi par des amateurs. »

© Louisiana Tattoo

Une censure systématique

Pourtant, si les réseaux sociaux font aujourd’hui partie intégrante du quotidien des tatoueurs, la censure bien connue d’Instagram freine leur popularité. « Il m’arrive souvent de tatouer des zones assez intimes, comme les côtes, le sternum, la poitrine, l’underboob… Pour le respect de mes clientes et celui des règles sur la nudité des réseaux, ces zones sont systématiquement cachées ou floutées pour ne pas choquer et exposer le corps féminin, encore si tabou aujourd’hui. Malgré toutes ces précautions, de nombreux collègues et moi-même avons eu la surprise de nous faire supprimer ces photos. S’en sont suivis avertissements et signalements pour nudité et pornographie, ou pour non-respect des règles de la communauté. Nous risquions donc de perdre nos comptes professionnels si nous n’effacions pas ces publications… », témoigne Marine, alias Louisiana Tattoo, une jeune tatoueuse de 23 ans, spécialisée dans les styles floral et ornemental. Pire, l’algorithme d’Instagram est accusé de grossophobie. « Si nous publions une image d’une cliente avec des formes, il considère que la photo comporte trop de peau, elle est tout de suite signalée, puis supprimée », précise l’artiste.

Comment alors, partager ses créations ? L’art n’est-il pas exempt de la censure systématique ? De quelle manière un tatoueur peut-il partager ses œuvres, alors qu’il utilise comme toile le corps humain ? Pour Zoé Forget, photographe, docteure en Esthétique et chargée de cours à Paris VIII, le tatouage n’a jamais eu pour volonté de sexualiser le corps humain. « Les portfolios existaient avant la création d’Internet, rappelle-t-elle. La “pause tatouage” caractéristique avec les mains de la personne placées sur les parties intimes pour les cacher date d’avant Instagram. Elle est même devenue une sorte d’archétype, une tradition associée au médium. »

© Louisiana Tattoo

L’art ne prime plus sur son support

« Internet a ses bons comme ses mauvais côtés,

poursuit Zoé Forget. Certains grands maîtres tatoueurs ont d’ailleurs arrêté de publier leurs travaux en ligne, bien qu’ils continuent de perfectionner leur style. » Alors que l’ampleur du monde digital pèse de plus en plus sur notre société, les artistes – plus particulièrement émergents – perçoivent la censure comme une injustice. Et pour cause, certains comptes se font shadowban : ils ne sont visibles que par leurs followers. Une manière de dissuader les utilisateurs de publier du contenu répréhensible. Mais la question demeure : le corps nu est-il toujours synonyme de sexualité ? Ne peut-il pas être perçu comme le simple support d’un dessin encré ? « À une époque où les femmes se battent pour ne plus être sexualisées, cela nous pose, à nous tatoueur.euses un gros souci d’éthique », affirme Marine, qui reçoit de plus en plus de clientes, choisissant de tatouer ces zones « dans une forme de réappropriation de leur corps, dans une ère féministe et girl power où le self love prime », ajoute-t-elle. Si, selon Zoé Forget, « les femmes n’ont pas attendu l’ère #MeToo pour se faire encrer ce qu’elles veulent où elles veulent », le tatouage demeure touché, comme d’autres formes d’expression artistiques, par le combat infini contre la nudité. « Le tatouage s’intéresse depuis longtemps au corps ! Certains artistes se spécialisent même dans le recouvrement de cicatrices, notamment l’ablation des seins », précise la photographe.

Finalement, en effaçant ces clichés de sa banque d’images, Instagram impose aux artistes et aux client.e.s une vision érotisée de leur corps. Une affirmation allant à l’encontre de la volonté première des intéressé.e.s : peu importe sa représentation, la peau nue est toujours liée au désir, et doit être cachée. Mais si l’art ne prime plus sur son support, comment peut-il être partagé ? Comment peut-il toucher des passionnés, comme le grand public ? Si les interrogations, et l’incompréhension demeure, Zoé Forget, elle, se veut rassurante : « la femme s’attaque à cette vision patriarcale en déconstruisant le male gaze, en s’inspirant de l’histoire, des arts, de l’iconographie. C’est ainsi qu’elle se libère et se réapproprie son corps. Le tatouage est un outil parmi d’autres pour y parvenir ».

© Louisiana Tattoo© Louisiana Tattoo

© Louisiana Tattoo

Explorez
Dans la photothèque d'Adeline Rapon : Sophie Calle, fierté queer et Martinique
© Adeline Rapon, Lien·s, « Sterelle IV », 2023
Dans la photothèque d’Adeline Rapon : Sophie Calle, fierté queer et Martinique
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur...
28 mars 2024   •  
Écrit par Milena Ill
La RATP invite Fisheye : décathlon en mode travelling 
© Benjamin Malapris
La RATP invite Fisheye : décathlon en mode travelling 
À l’occasion des Jeux olympiques d’été, la RATP invite de nouveau Fisheye à mettre en avant les talents émergents du 8e art. Les...
28 mars 2024   •  
Écrit par Eric Karsenty
La France sous leurs yeux : un kaléidoscope de 200 regards à la BnF
© Marie Quéau / Grande commande photojournalisme
La France sous leurs yeux : un kaléidoscope de 200 regards à la BnF
À partir du 19 mars 2024, la Bibliothèque Nationale de France réunit 200 regards de photographes et autant de sujets inédits, au...
26 mars 2024   •  
Écrit par Agathe Kalfas
Les Rencontres Arles dévoilent le programme de leur 55e édition !
© Équipement, lunettes de protection, flash aveuglant, 1974.
Les Rencontres Arles dévoilent le programme de leur 55e édition !
Les Rencontres d’Arles ont dévoilé le programme de leur 55e édition, qui sera portée par le thème Sous la surface. L’évènement...
25 mars 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Courrier des photographes : à vos plumes !
© Lewis Joly
Courrier des photographes : à vos plumes !
Vous êtes photographe ou vous souhaitez le devenir ? Vous avez des questions sur cette profession qui fait rêver, mais ne savez pas où...
28 mars 2024   •  
Écrit par Agathe Kalfas
Dans la photothèque d'Adeline Rapon : Sophie Calle, fierté queer et Martinique
© Adeline Rapon, Lien·s, « Sterelle IV », 2023
Dans la photothèque d’Adeline Rapon : Sophie Calle, fierté queer et Martinique
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur...
28 mars 2024   •  
Écrit par Milena Ill
La RATP invite Fisheye : décathlon en mode travelling 
© Benjamin Malapris
La RATP invite Fisheye : décathlon en mode travelling 
À l’occasion des Jeux olympiques d’été, la RATP invite de nouveau Fisheye à mettre en avant les talents émergents du 8e art. Les...
28 mars 2024   •  
Écrit par Eric Karsenty
Focus #71 : Sophie Alyz et les oiseaux qui prennent le train
04:54
© Fisheye Magazine
Focus #71 : Sophie Alyz et les oiseaux qui prennent le train
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, Sophie Alyz traite, avec Beak, de l’impact de l’homme sur son environnement au travers...
27 mars 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas