« Inventer d’autres façons de penser la place de l’humain parmi le vivant »

12 janvier 2021   •  
Écrit par Finley Cutts
« Inventer d’autres façons de penser la place de l’humain parmi le vivant »

Rencontre avec la photographe Anaïs Tondeur qui revient sur sa résidence avec la Fondation Photo4Food, dans le cadre du Festival Planches Contact de Deauville. À mi-chemin entre le protocole scientifique, et le manifeste politique, son travail interroge notre rapport au monde avec une sensibilité hallucinante.

Fisheye : Peux-tu présenter ta pratique artistique ?

Anaïs Tondeur : Ma pratique naît d’une démarche interdisciplinaire ancrée dans la pensée écologique. Des jungles de mon enfance à la flore irradiée de Tchernobyl, j’explore de nouvelles façons de raconter le monde qui soient porteuses de transformations de notre relation au vivant et aux grands cycles de la Terre. Ainsi, de nos corps aux nuages, du réchauffement des océans à la migration du phytoplancton, je confronte l’histoire des hommes au temps long de la Terre, interrogeant les points de rupture qui ont mené à notre posture écocide.

Dans quelle mesure l’écologie guide ta réflexion ?

Je questionne les mondes qui implosent, les différentes manières de revenir sur terre au moyen de protocoles d’enquêtes ou de récits spéculatifs. Je cherche par ce retour au sol, un mode d’existence intégrant la multiplicité des manières d’être dans la nature, qui sont autant de façons d’éprouver, de sentir, de faire sens, afin de vivre non plus dans une position de surplomb, mais parmi le vivant. Je construis ainsi chaque projet dans la quête d’une nouvelle esthétique, dans le sens d’un renouvellement de nos modes de perception, un nouveau rapport sensible qui, en pensant notre relation au monde, participe à le panser.

Comment as-tu commencé la photographie ?

J’ai commencé la photographie par un travail de la matière, durant mes études d’art à la Central Saint Martins School puis au Royal College of Arts, à Londres. Je fabriquais des sortes de mises en récit dans l’espace : des théâtres d’objets ou de surfaces animées qui composaient à l’échelle d’un insecte des espaces infinis. Puis, j’ai photographié ces décors, tirant de nouvelles trames narratives à partir des formes qui s’invitaient lors du processus de développement des images. Ces premières expérimentations ont donné lieu à un récit photographique, Lost in Fathoms, retraçant l’histoire d’une île imaginaire qui disparaissait au moment même où les stratigraphes (qui étudient les différentes couches de la terre) nommaient la nouvelle ère géologique dans laquelle nous serions entrés.

© Anaïs Tondeur

Lost in Fathoms © Anaïs Tondeur, 2014

Quel rôle joue ce médium pour toi ?

Je me suis tournée vers la photographie de manière engagée, non pas en documentant les mondes qui se disloquent sous nos pieds, mais pour explorer la puissance d’agir des images et leur poids sur le réel. Chaque protocole devient un moyen d’interroger et de transformer les manières dont nos représentations traduisent nos expériences du monde et des entités qui le composent. Je fais appel à ce médium pour révéler des flux invisibles en pénétrant les enchevêtrements qui lient nos vies aux autres de la terre, qu’ils soient montagnes, lombrics, baleines, lichens, ou océans.

Par exemple, avec ma série Tchernobyl Herbarium (en cours), je fais le relais par la matérialité même de la surface photosensible, de l’impact de la radioactivité sur la flore qui pousse dans les sols de la zone d’Exclusion, chargés en Césium 137. Augmentant d’une planche par année passée depuis l’explosion, cet herbier photographique se constitue de la rencontre entre le corps des plantes et la surface du papier. En essayant de donner une voix à ces plantes mutantes, les rayogrammes qui résultent de ce processus révèlent une transformation invisible à l’œil nu : une mutation opérant au plus profond des cellules de la plante. Ces photographies forment ainsi ce que le philosophe de la pensée végétale Michael Marder décrit comme des « traces tangibles du désastre invisible ».

© Anaïs Tondeur

© Anaïs Tondeur© Anaïs Tondeur

Tchernobyl Herbarium © Anaïs Tondeur, en cours

Quelles sont tes sources d’inspiration ?

Mon travail se nourrit de nombreux textes issus de l’écologie politique, de l’écoféminisme ou de la science-fiction. Je suis une lectrice assidue des anthropologu.e.s et écrivain.e.s Ursula Le Guin, Tim Inglod, David Abram, Donna Haraway, et Nastassja Martin.

Ma pratique se façonne aussi dans un échange avec d’autres photographes, artistes ou penseurs par le biais de discussions, d’ateliers et de débats, comme de manière impromptue avec l’artiste Thierry Boutonnier ou par une trajectoire partagée avec notamment les membres de PhotoDoc. J’aime explorer avec eux les possibilités qui s’ouvrent avec l’enquête, comme levier de transformation de nos relations au monde à un niveau aussi bien intime que collectif.

Peux-tu nous parler de ta série 487 nm ou l’état chromatique de la mer amorcée à Deauville ?

Avec cette nouvelle série, j’emprunte un nouvel axe d’expérimentation. Ce projet se développera sur le temps long, par un protocole de prises de vue répétées chaque année à la même époque, et à partir d’un point fixe situé sur le méridien de Greenwich. J’ai ainsi commencé la première série de photographies à la fin du premier confinement. Jour après jour, j’ai placé mon appareil photo à la hauteur d’une fente située dans l’axe du méridien, à Villers-sur-mer. J’ai ensuite travaillé chaque photographie par une exposition longue, avec l’intention de capter, au-delà des détails, les variations des couleurs de la Manche.

Que cherches-tu à capturer avec cette série ?

En portant notre regard vers le champ chromatique de la mer, je tourne notre attention vers d’imperceptibles plantes nomades qui jouent un rôle majeur dans la modulation des couleurs de l’eau. En effet, en Normandie, la couleur de la mer est influencée par la présence d’importantes populations de phytoplanctons dont le corps contient de la chlorophylle – un pigment qui absorbe les rayonnements dans le bleu. Ces micro-organismes participent par conséquent à tirer la gamme de bleus des eaux du littoral vers le vert. Pourtant, alors que les eaux des océans se réchauffent à l’échelle de la planète, plusieurs équipes scientifiques ont récemment relevé la tendance du phytoplancton à migrer vers des eaux plus froides, dans les mers du Grand Nord. Bien que ces micro-organismes soient mus par un principe de déplacement, leur rareté à nos latitudes conduirait à une intensification du bleu des eaux de la Manche, dans un glissement de couleurs, au-delà des 487 nanomètres sur le spectre du visible.

© Anaïs Tondeur

487nm ou l’état chromatique de la mer, 30 mai 2020, 3072700 cellules de phytoplancton/litre © Anaïs Tondeur

© Anaïs Tondeur© Anaïs Tondeur

487nm ou l’état chromatique de la mer, à g. 31 mai 2020, 3078300 cellules de phytoplancton/litre, à d. 1 juin 2020, 3076500 cellules de phytoplancton/litre © Anaïs Tondeur

Qu’entends-tu exactement par « champs chromatiques » ?

Les champs chromatiques décrivent les zones qui englobent du clair au foncé toutes les nuances d’une tonalité. Faire référence à ce terme, c’est évoquer la multiplicité de teintes qui émanent des éléments présents dans les eaux du littoral normand et ainsi conduire nos attentions vers elles. C’est aussi inviter dans un glissement de l’extérieur vers l’intérieur, à un plongeon parmi les dynamiques du vivant dont les couleurs constituent une marque directement perceptible.

Quel message véhicules-tu dans ce projet ?

C’est un moyen de penser l’impact anthropique sur les habitats du phytoplancton par les variations de couleur de la mer. Le travail chromatique de l’image est quant à lui porté par une recherche d’abstraction où chaque élément du paysage photographié est traité de la même manière. Des bords métalliques de l’interstice, utilisé en point de vue, au sable du deuxième plan, à la mer et aux organismes qui la peuplent, chaque élément est photographié pour la couleur qu’il émet.

Ici encore, l’intention n’est pas seulement de documenter les bouleversements du monde, mais avant tout de travailler notre regard, de manière sensible, vers l’équilibre des milieux marins et ses êtres qui jouent un rôle clé dans la chaîne alimentaire globale.

Comment t’es-tu préparée pour la résidence à Deauville ?

Cette résidence est née d’une collaboration avec la Fondation Photo4food, sur une invitation d’Emmanuelle de l’Ecotais. La Fondation Photo4food finance des repas pour les plus démunis grâce à la vente de photographies tout en soutenant la création artistique. J’ai eu le grand plaisir de faire partie des photograph.e.s sélectionné.e.s avec Charlotte Bovy, Thomas Dhellemmes et Laetizia Le Fur. 

J’ai commencé à expérimenter en amont de la résidence différents moyens de capter les couleurs d’étendues en mouvement. J’ai également approfondi les références scientifiques, en étudiant un article publié en 2019, dans la revue Nature, par les chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) qui analysent les possibles conséquences du changement climatique sur le phytoplancton et par conséquent sur la palette de couleurs de la mer. De même, j’ai réussi à établir un accès aux données du satellite Modis Aqua (NASA) qui orbite autour de la Terre et qui nous a ensuite permis de déterminer la concentration de chlorophylle produite par le phytoplancton au large de la côte normande, durant la résidence.

Puis, j’ai entamé un dialogue avec les équipes des Laboratoires d’océanographie et de surveillance du littoral normand. J’ai échangé en particulier avec Sylvaine Françoise du LERN (Laboratoire dédié à l’observation et à l’étude des écosystèmes littoraux) à propos de l’évolution des communautés de phytoplanctons sur l’ensemble de la côte. Elle les suit par une minutieuse observation, déterminant leur nombre, leur appartenance, et leur déplacement en sillonnant les eaux de la Manche.

© Anaïs Tondeur

487nm ou l’état chromatique de la mer, 31 mai 2020, vue satellite © Anaïs Tondeur

Est-ce que ton travail peut être fait ailleurs, ou Deauville était-il le lieu idéal pour évoquer le changement climatique ?

Comme j’ai essayé de le rendre palpable par l’installation photographique Le Parlement des Nuages, il n’y a nul endroit sur terre où prendre refuge, nul lieu où s’extraire des effets de l’action anthropique sur les milieux de vie. Tout territoire forme par conséquent un point de départ possible pour travailler les bouleversements écologiques présents. Néanmoins, le protocole développé pour le projet 487nm ou l’état chromatique de la mer est spécifiquement lié aux eaux riches en phytoplanctons du littoral normand.

En montrant directement les effets du changement climatique, la photographie devient-elle un outil politique ? Un outil scientifique ?

Loin de moi l’intention d’ériger ces recherches photographiques en outils scientifiques, objets de communication ou d’illustration de l’étude d’un centre de recherches. J’attribue une grande importance aux interactions interdisciplinaires. Nous devons faire appel à la pluralité de nos compréhensions du monde pour inventer d’autres façons de penser la place de l’humain parmi le vivant. C’est donc dans une démarche éminemment politique que je développe ces propositions – laboratoire des attentions – qui naissent d’un engagement dans le monde, d’autant plus politique que concret.

Par un travail quotidien et répété, y’a-t-il une part de rituel dans ton projet ?

Oui, je dirais que c’est un rituel de l’attention. Au fil des jours puis des années, la réitération du geste nourrit une connaissance intime et sensible du lieu et des êtres qui le peuplent. Lorsque j’ai étudié cette partie du rivage, j’ai observé la façon dont je suis devenue plus présente à ce qui composait ce lieu de manière visible et invisible, aux fluctuations du phytoplancton comme aux variations qui m’avaient échappé jusque-là. Je quittai progressivement la position extérieure du premier regard, le surplomb du point de vue, pour me glisser parmi ces points de vie et leurs réseaux d’interactions.

Ce processus de travail devient un moyen de se relier à un territoire et à ses êtres sans voix. Il produit pour moi un état sensible des interactions de ces plantes errantes avec la mer, nourrissant la réalisation de chaque image, au-delà d’une stricte représentation du réel, mais comme un outil à aiguiser notre attention aux dynamiques du vivant.

 

Les photographies numérotées et signées de 487nm ou l’état chromatique de la mer, comme celles des autres résidents Photo4food sont en vente sur le site de la Fondation. La globalité du prix de vente est bien sûr reversée à La Croix Rouge en Normandie.

 

Découvrez 487nm ou l’état chromatique de la mer de Anaïs Tondeur, ainsi que le travail des autres résidents au Festival Planches Contact de Deauville, prolongé jusqu’au 7 mars. Plus d’informations ici.

© Anaïs Tondeur© Anaïs Tondeur

487nm ou l’état chromatique de la mer, à g. 2 juin 2020, 3074500 cellules de phytoplancton/litre, à d. 3 juin 2020, 3075000 cellules de phytoplancton/litre © Anaïs Tondeur

© Anaïs Tondeur

487nm ou l’état chromatique de la mer, 4 juin 2020, 23075600 cellules de phytoplancton/litre © Anaïs Tondeur

© Anaïs Tondeur

Le Parlement des Nuages, 2020, Trièves, 20 septembre 2020, Niveau de PM2p5 dans l’air: 10 μg/m3 © Anaïs Tondeur

© Anaïs Tondeur

Le Parlement des Nuages, 2020, Vue du protocole © Anaïs Tondeur

Image d’ouverture : 487nm ou l’état chromatique de la mer © Anaïs Tondeur

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