Palimpseste bulgare

30 mars 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Palimpseste bulgare

À l’aide de collages monochromes, Martin Atanasov retrace l’évolution de l’histoire de la Bulgarie, du communisme à la démocratie. Une épopée surréaliste à découvrir à Circulation(s), jusqu’au 21 mai 2023 ! Cet article, rédigé par Léo de Boisgisson est à retrouver dans notre dernier numéro

« I will have money, a villa and BMW. I will go to Babylon, to become a pharaoh, I will make a pyramid, without going to jail » : voici les paroles d’une chanson de tchalga, version bulgare du turbofolk serbe et du manélé roumain, genres populaires dans les années 1990, juste après la chute du régime communiste. Elles permettent de se figurer l’ambi­ance de « Far West balkanique » qui règne dans le pays après plusieurs décennies de socialisme, dont plus de trente ans assurés par le dictateur Todor Jivkov. Inflation, pénurie, mafia et corruption… La période de transition est une ère chaotique qui plonge les Bulgares dans l’incertitude, mais apportant aussi un vent de liberté à une société longtemps coupée du monde. Si le kitsch est la caractéristique visuelle de l’époque de transition, alors la tchalga en est la bande­ son. Un mélange de musique folklorique teintée de mélodies orientales et de rythmes entraînants, le tout fait pour divertir les foules. Tchalga rime avec argent facile, grosse voiture, discothèque et go­go dancers. Autant de figures qui se sont substituées aux idéaux socialistes, tandis que les tubes pop ont remplacé les chorales patriotiques. Les paroles de la chanson de Rado Shishkarta, véritable hymne hédoniste et matérialiste, en sont une bonne illustration. 

Né en 1991, Martin Atanasov n’est encore qu’un enfant quand « Tiger Tiger » ou « White Mercedes » inondent les ondes FM, mais comme tous·tes les jeunes de sa génération il a grandi avec ces chansons dont il connaît encore toutes les paroles. Quand il évoque sa petite enfance, il mentionne d’une part ses grands-­parents, issus de la vieille garde, qui lui inculquent le respect du travail et de la discipline ; et d’autre part sa mère, jeune, belle et vêtue de blanc, fre­donnant ces airs de pop avant d’aller prendre son poste au bureau de change où elle a le privilège de brasser des dollars. Son père, quant à lui, était barman dans un bar de nuit. On peut imaginer que le couple a bien profité de ces « années folles » à Sofia, où tout changeait et où tout sem­blait possible. « Mon père et ma mère étaient des rebelles, ils ne voulaient plus du passé qui avait moulé leurs parents. Ils allaient en boîte de nuit, ils avaient des amis qui revendaient des fringues importées de Serbie au marché noir, ce genre de truc. Pour moi, toute cette période de folie est racontée parfaitement dans la tchalga produite à l’époque. Je sais que c’est kitsch, vulgaire, sexiste, matérialiste, tout ce que vous voulez, mais il y a aussi quelque chose de plus complexe derrière ce phénomène, et cela m’a toujours intrigué. En plus, il y a eu un âge d’or de la tchalga, un moment où les productions étaient originales, typées, hyper bulgares ; mais au tournant des années 2000 ça s’est standardisé, ça s’est fondu dans la masse de la pop internationale. » 

© Martin Atanasov

Matérialisme et amnésie

En 2010, Atanasov quitte Sofia comme beaucoup de millé­niaux bulgares pour faire ses études à l’étranger. Il intègre l’Académie du film de Prague, réputée pour la qualité de sa section photographie. Il reste huit ans dans la capitale de la Tchéquie, mais repasse régulièrement à Sofia visi­ter sa famille. C’est lors d’un de ses passages qu’il croise Nikola Mihov, photographe et activiste de la scène cultu­relle locale. Plus âgé que lui, Nikola a lui aussi passé du temps à l’étranger. De retour au pays en 2006, il constate que la société évolue dans un mélange de matérialisme forcené et d’amnésie envers tout ce qui touche au passé, pourtant encore si proche. À Sofia, Plovdiv ou Gurgulyat, les monuments construits à la gloire du peuple et des idéaux socialistes sont au mieux abandonnés quand ils ne sont pas complètement démontés. « L’état de ces gigantesques bâtisses en dit long sur le rapport du peuple bulgare à la mémoire », commente Mihov. Or comment envisager le futur d’un pays à la réalité complexe qui, nouvellement intégré à l’Europe, est aussi en proie à l’exode et au natio­nalisme grégaire sans revenir sur le passé ? 

Nikola Mihov commence alors un travail de documentation de ces vestiges durant plusieurs années. Il sillonne la Bulgarie et part à la rencontre des architectes qui ont érigé la plupart de ces icônes brutalistes. Il fait notamment la connaissance de Guéorguy Stoilov, l’architecte de Buzludzha, l’immense monument aux allures de soucoupe volante dédié au Parti communiste perché à 1 400 mètres d’altitude, dans la chaîne des Balkans, au cœur du pays. Le fruit de cette recherche, Forget Your Past, se matérialise en un livre publié en 2012 par l’éditeur sofiote Janet 45. Son titre, qui fait référence à un graffiti posé sur la façade de Buzludzha, sonne à la fois comme une injonction à aller de l’avant et une mise en garde devant l’oubli. L’ouvrage recense 14 bâtiments ico­niques bulgares qui relatent en images l’histoire du pays et l’héritage de l’URSS. 

© Martin Atanasov

Téléscopage critique

En 2015, Nikola Mihov – qui considère que l’histoire n’est pas la chasse gardée des archivistes, mais une matière vivante pour les générations futures – invite 30 artistes à prolon­ger son travail à travers différents médias, textes, dessins, photos… L’un·e d’eux, Martin Atanasov, réalise ainsi plusieurs collages à partir d’images prises sur internet où il appose les figures bien connues des chanteurs et chanteuses des années 1990 sur les bâtiments transformés en autant d’élé­ments scéniques, afin de restituer l’ambiance des folles années de transition. «Quand j’étais plus jeune, je voyais davantage les monuments brutalistes comme des espaces dans la ville, leur portée symbolique m’échappait. Comme le mémorial à l’armée russe situé au cœur de Sofia, par exemple. Pour moi, il faisait partie du décor, explique Martin Atanasov. C’est un endroit où on allait fumer et boire des bières. En mettant en scène les chanteurs de tchalga sur ces lieux iconiques, je montre les icônes de ma jeunesse, celles qui parlaient du futur en dansant sur les ruines de la génération passée. »

S’il y a un élément comique au télescopage visuel de l’auteur, il ne faut pas négliger la portée critique de son travail. Comme dans la peinture d’histoire, chaque élément de ces collages a sa place et sa signification. Cette jeep collée au pied d’un ensemble aux murs anguleux est un clin d’œil aux véhicules favoris des oligarques de cette époque. Quant à l’homme en costume folklorique qui pose fièrement, c’est Volodia Stoyanov, un chanteur hyper populaire. Parmi les danseur·ses qui se pressent sous la coupole gigantesque de Buzludzha transformée en boîte de nuit, on trouve Vasil Iliev, homme d’affaires corrompu, les bras ouverts vers le ciel comme en signe de dévotion devant le dieu dollar. On trouve aussi, caché dans la foule en arrière-­plan, le dirigeant historique de l’État bulgare, le président Todor Jivkov lui­même. Les femmes sont présentes elles aussi, comme Nelina, tapageuse blonde décolorée assise sur la Mercedes blanche qui l’a rendue célèbre avec un tube du même nom. Ou Kati, qui chantait les joies du polyamour, assise au sommet d’un obélisque. Un autre collage met en scène un personnage hybride posé telle une statue, en buste, sur une esplanade. « Lui, c’est Aziz, un chanteur d’origine rom qui appartient plutôt à la scène musicale des années 2000, précise Martin. C’est la première personne queer que j’ai vue de ma vie, il m’a beaucoup marqué. Sa présence dans le panorama culturel de l’époque montre que le milieu de la tchalga était aussi un nouvel espace d’ouverture où des minorités pouvaient avoir leur place. C’est d’autant plus remarquable pour un gay, car la Bulgarie est un pays où la culture du mâle alpha est très forte. » 

 

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #58.

© Martin Atanasov© Martin Atanasov

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© Martin Atanasov

© Martin Atanasov

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