« La dernière liberté, c’est le regard »

05 octobre 2017   •  
Écrit par Eric Karsenty
"La dernière liberté, c'est le regard"

La maison de photographes Signatures défend des regards d’auteurs sur la société contemporaine depuis maintenant dix ans. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions le portfolio de Mathieu Farcy, un jeune photographe qui a rejoint le groupe l’an dernier. Sa dernière série, Paysages orientés, interroge précisément la question du point de vue. Entretien. Cet article fait partie de notre dernier numéro.

Comment as-tu entrepris de travailler sur ta série Paysages orientés ?

Je vis tout près du cap Blanc-Nez, dans le Pas-de-Calais, et j’y vais assez régulièrement. Il y a au-dessus de la mer des belvédères bétonnés où les gens se trouvent comme suspendus au-dessus du vide. Ils se collent à la barrière et je trouve très belle la position de leurs corps. C’est d’abord par un attrait esthétique que j’ai commencé à les photographier. Puis je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir ailleurs comment les gens et leur corps réagissaient. Voir comment ils s’installaient dans ce lieu qui a été pensé pour eux, et je suis parti dans le sud de la France.

Comment ces images sont-elles devenues un sujet ?

Après ce premier voyage, j’ai commencé à travailler avec un géographe, Bertrand Caux, qui étudie les itinéraires touristiques. On a réfléchi sur ces premières images et on s’est demandé comment on pouvait aller dans un belvédère et, malgré la contrainte du lieu, avoir une expérience personnelle. On s’est aussi posé la question de la théâtralité du lieu. Quand tu cadres les gens dans cet espace, c’est comme un vaudeville, tu vois des personnes entrer, s’installer, faire des photos, repartir… Il y a une quarantaine de spots que j’ai photographiés entre 2012 et 2016, mais certains fonctionnent moins bien, comme les paysages maritimes.

Comment procèdes-tu, concrètement ?

Dans ma méthode de travail, je monte dans les belvédères sans appareil photo et j’y passe un moment pour comprendre comment ça a été pensé. Il y a une intention architecturale : les bancs et les barrières sont orientés, il y a des flèches qui te dirigent vers la plus belle vue. Tout tend à conduire ton regard sur un point précis. Puis je revenais avec un boîtier sur les lieux qui m’intéressaient et je prenais des photos de ces endroits-là.

Quel est ton propos, qu’essaies-tu de montrer ?

Il y a un genre d’équation dans ces lieux : j’essaie de me situer au milieu du triangle infrastructure-paysage-corps. Et de voir comment l’infrastructure contrôle le corps, comment le paysage réagit sur lui, et comment le corps se défait de l’infrastructure grâce au regard. J’essaie de montrer l’interdépendance entre les gens, les lieux et le paysage. Il n’y a pas de message militant dans ce travail, j’essaie de questionner le conditionnement du regard et la théâtralité des relations humaines qui se font jour dans des lieux confinés comme l’observatoire de l’aiguille du Midi, dans le massif du Mont-Blanc. En alternant les moments de production, des discussions avec le géographe et mes lectures sur le paysage, je me suis rendu compte qu’il y avait un rapport au spectaculaire qui était important.

C’est-à-dire ?

Il y a un paradoxe. Les belvédères sont des lieux qui organisent la sidération, mais dans le même temps, les gens ressentent de vraies émotions. Je crois que la dernière liberté des gens dans ces endroits-là, c’est leur regard. Ils viennent voir un paysage immaculé, auquel ils n’ont pas accès, un lieu originel qu’ils espèrent parfait. Il y a une phrase de Patrick Marcolini dans Le Mouvement situationniste : une histoire intellectuelle qui résonne assez bien avec le côté spectaculaire de ce travail : « Le spectacle est un dispositif de captation de l’attention qui organise la passivité des spectateurs en les isolant les uns à côté des autres et en les faisant réagir sur commande par le biais d’émotions primaires habilement provoquées. »

Touristes au Cap Canaille, Cassis, Aoüt, 2014 © Mathieu Farcy / Signatures

 

© Mathieu Farcy / Signatures

© Mathieu Farcy / Signatures

© Mathieu Farcy / Signatures

© Mathieu Farcy / Signatures

 

Du 30 septembre au 12 novembre 2017.

Expositions 10/10,

A la Villa Tamaris, La Seyne-sur-Mer.

www.villatamaris.fr

L’intégralité de cet article est à retrouver dans Fisheye #26, en kiosque depuis le 16 septembre et disponible sur Relay.com

 

Explorez
La sélection Instagram #451 : la vie simple
© Melissa Alcena / Instagram
La sélection Instagram #451 : la vie simple
De la photographie de paysage à la nature morte en passant par l'autoportrait, notre sélection Instagram de la semaine est une ode...
23 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Ces corps qui nous traversent : réparer notre relation au vivant
© Chloé Milos Azzopardi
Ces corps qui nous traversent : réparer notre relation au vivant
Du 6 au 28 avril, Maison Sœur accueille Ces corps qui nous traversent, une exposition qui nous inivite à repenser notre rapport au vivant.
19 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Les éternels éphémères : des abeilles et des hommes
© Maewenn Bourcelot
Les éternels éphémères : des abeilles et des hommes
C’est un monde sublime et violent, enchanté et tragique, énigmatique et d’une évidence terrible. Avec Les Éternels Éphémères, la...
18 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Ces séries photographiques qui apprivoisent la ville
© Craig-Whitehead
Ces séries photographiques qui apprivoisent la ville
Dans la rue, au cœur du fourmillement de la foule ou au fil des bâtiments qui façonnent la réalité urbaine, les photographes n’ont de...
16 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Concours #RATPxFisheye : lumière sur les médaillé·es
© Jeanne Pieprzownik
Concours #RATPxFisheye : lumière sur les médaillé·es
Le 3 avril 2024, le jury du concours #RATPxFisheye a désigné ses trois lauréat·es. Guillaume Blot, Jeanne Pieprzownik et Guillaume...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Necromancer : Inuuteq Storch, mage noir au service des mythes groenlandais
© Inuuteq Storch
Necromancer : Inuuteq Storch, mage noir au service des mythes groenlandais
Dans Necromancer, un récit monochrome aux frontières du monde spirituel, Inuuteq Storch illustre les coutumes de ses ancêtres, tout en...
23 avril 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La sélection Instagram #451 : la vie simple
© Melissa Alcena / Instagram
La sélection Instagram #451 : la vie simple
De la photographie de paysage à la nature morte en passant par l'autoportrait, notre sélection Instagram de la semaine est une ode...
23 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Fièvre : les remous intimes de Lorenzo Castore
© Lorenzo Castore
Fièvre : les remous intimes de Lorenzo Castore
Jusqu’au 11 mai, la galerie parisienne S. accueille le photographe Lorenzo Castore, l’un des pionniers de la nouvelle photographie...
22 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina