Des portraits-robots pour se reconstruire

01 novembre 2018   •  
Écrit par Anaïs Viand
Des portraits-robots pour se reconstruire

Le projet La Roboteca, porté par Séverine Sajous, Julie Brun et leur collectif Jungleye, a pour objectif de rendre leur voix aux migrants au travers de livrets où ils présentent leur histoire, souvent pour la première fois. Reportage au centre d’hébergement d’urgence d’Ivry-sur-Seine, en région parisienne, où a été créé le troisième fascicule, cette fois, autour de femmes rescapées. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

Ce jeudi 26 juillet, le soleil tape fort sur le centre d’hébergement d’urgence pour migrants situé à Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Géré par Emmaüs Solidarité, l’établissement accueille, pour un séjour qui n’excédera pas trois mois, environ 430 personnes de tous horizons : Afghanistan, Soudan, Érythrée, Éthiopie, Tibet… Parmi ces résidents, on compte 220 femmes, célibataires ou en couple, dont un quart sont enceintes.

Ce jour-là, les sourires sont au rendez-vous. Un vigile garde l’entrée et nous indique les bureaux. Nous y retrouvons Gabrielle, la coordinatrice socioculturelle du centre. « Il y a peu d’associations pratiquant l’hébergement d’urgence avec ce type de poste. Pourtant l’accès à la culture, c’est aussi la compréhension de la société dans laquelle elles arrivent », rappelle-t-elle avant d’entamer la visite. Une école, un centre de santé et des habitations composent le lieu inauguré en 2017. Nous remarquons aussi des yourtes, utilisées tour à tour comme salles à manger ou espaces de travail. « C’est ici qu’a été accueilli l’atelier Jungleye », précise Gabrielle. Nous avions découvert l’engagement social de Séverine Sajous et Julie Brun en 2016, à l’occasion de leur projet de cartes postales réalisées dans la « jungle » de Calais par les réfugiés, afin de retracer « le voyage de leur vie » (lire Fisheye n° 19). Pour ces cartes, elles voulaient « que les réfugiés puissent assumer leur image et se représenter eux-mêmes à la première personne, sans filtre médiatique », explique Séverine Sajous.

Cette femme dynamique de 36 ans a plaqué son boulot de comptable et ses tableaux Excel afin de se consacrer à la photographie sociale, qui lui semblait le média le plus juste pour questionner la représentation des individus en marge de la société. Par le passé, elle a ainsi « travaillé sur l’hypersexualisation des ferrailleurs de Barcelone, documenté la condition des migrants durant la collecte des olives en Andalousie, donné des cours d’alphabétisation durant deux ans avec la Croix-Rouge ». Avec La Roboteca, soutenue par Olympus Iberia, elle souhaite continuer à documenter les côtés sombres de notre monde.

© Jungleye© Jungleye

Évoquer les violences faites aux femmes

« La Roboteca est avant tout un outil de recherche, un objet qui redonne leur voix aux réfugiés »,

affirme Séverine Sajous. C’est aussi un projet participatif conciliant photographie, conceptualisation et engagement social. L’idée? Mener un atelier avec des migrants et réaliser, avec eux, un fascicule composé de portraits prenant la forme de cadavres exquis, où se mélangent les récits et les visages de chacun. « En 2017, nous avons eu l’idée de décriminaliser de jeunes réfugiés arrivés en Sicile, en composant leurs portraits-robots : nous avons détourné cet outil policier pour pouvoir travailler tranquillement l’image », explique Séverine Sajous. Elles contournent ainsi les problèmes de droits à l’image de ces personnes souvent mineures et rendent hommage à toutes les autres, disparues en Méditerranée. En résulte un étrange livret fait de témoignages et de découpages réalisés avec les participants. Chaque création sollicite quatre organes sensoriels: les yeux, le nez, les oreilles et la bouche. Les sens sont associés à des verbes : « voir, pleurer, se rappeler, occulter ; sentir, ressentir, écouter ; dire, chanter, crier… ». Autant d’éléments essentiels pour confronter aux parties du corps des témoignages personnels.

Après un autre livret composé sur le même principe à Francfort, le troisième volet de La Roboteca se focalise sur les femmes réfugiées. « Nous voulions évoquer les violences faites aux femmes dans leur pays d’origine, ainsi que sur leur route migratoire. La violence est une des causes de la migration féminine. Un sujet plus que nécessaire après le mouvement #MeToo », indique Séverine. Ainsi, du 30 juin au 8 juillet 2018, une quinzaine de femmes – qui ont toutes subi des violences psychologiques et sexuelles – ont participé à l’atelier. Pour la première fois, elles ont pu évoquer leur histoire. « L’une a raconté son périple dans le désert en Libye, où elle a été violée à plusieurs reprises. Une autre nous a rapporté les rituels de l’armée chinoise qui pratique le viol avec des bâtons à décharge électrique… L’atelier leur a permis de se sentir moins seules, je crois », espère Séverine.

Quelques semaines après les échanges, nous nous retrouvons autour d’une table, avec un traducteur. Derrière nous, trône la cabine Photomaton du centre, aide précieuse aux différentes démarches administratives et autre garant de l’identité de chacune. Quatre participantes nous rejoignent pour revenir sur l’expérience du stage, la Tibétaine Pema, les Afghanes Maryam et Shabana, et l’Ivoirienne Aminata. « C’est la première fois que je participais à ce genre d’atelier. Au départ, j’ai eu peur, c’était difficile de livrer mon histoire. Aujourd’hui, je trouve que c’est un super projet, qui m’a permis de me sentir plus libre, d’arrêter de penser, et d’être moins triste. En Afghanistan, les femmes n’ont pas l’habitude de parler », confie Maryam. « J’ai raconté mon histoire à une bonne personne. Séverine nous encourageait et nous faisait rire », explique Aminata, analphabète, qui a gagné en assurance au terme de La Roboteca.

C’est la fin de l’atelier, et le temps est venu de découvrir le livret. Imprimé en couleur, il présente en première page un portrait devant une couverture de survie dorée. Le petit cahier carré est remis à chacune des participantes. Un moment fort, qui les aidera peut-être à avancer. « J’ai pu prendre du recul et relativiser mes propres souffrances », ajoute Pema. Pendant un moment, ces femmes se sont évadées de leur quotidien pour devenir les actrices de leur propre vie. En attendant le prochain volume consacré au Liban, Séverine et sa partenaire lanceront en octobre 2018 une campagne de financement participatif afin de diffuser les livrets de La Roboteca au-delà les frontières.

Vous pouvez commander le livret (15 €) via l’adresse jungle.eye.calais@gmail.com ou bien sur le Facebook de Jungleye

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Cet article est à retrouver dans Fisheye #32, en kiosque et disponible ici.

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