Fariba Farshad : « D’exil et de féminisme »

22 mars 2018   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Fariba Farshad : « D’exil et de féminisme »

Elle est la cofondatrice de Photo London, célèbre foire qui a vu défiler 38 000 visiteurs l’an dernier. Et dont la quatrième édition aura lieu en mai prochain à la Somerset House. L’occasion de sonder une visionnaire qui, de l’Iran à Londres, en passant par Paris, a su devenir une irrévérencieuse figure de la photo. Un portrait signé Sofia Fischer, à retrouver dans notre dernier numéro.

Pigalle, un après-midi pluvieux. Le patron de la brasserie passe du rock anglais. On s’en veut de ne pas avoir trouvé plus folklo. Pour une Iranienne exilée à Londres de passage à Paris, on aurait pu imaginer un endroit qui ne joue pas les Beatles. Trop tard, car Fariba Farshad est là, perchée sur ses talons, en compagnie de son mari, Michael Benson, avec qui elle a fondé Photo London. Lequel partira se caler dans un coin du bar avec un Perrier. Fariba s’installe en face de nous : « Bon. On a deux heures. De quoi parle-t-on ? » Deux heures, c’est peu pour évoquer son parcours de téméraire. Déjà, il faut se remettre de la première impression : Fariba Farshad en impose. Boucles d’oreilles assorties à la doublure du manteau, yeux perçants, brushing parfait, rire cristallin, elle ressemble un peu aux stars de cinéma iraniennes. Ou du moins à l’image qu’on s’en fait. On ne le lui dira pas, évidemment. Et quand, plus tard, elle nous parlera des clichés occidentaux qui étouffent la femme perse, on se dira qu’on a bien fait.

Née dans les années 1950 à Téhéran dans une famille aisée, élevée par des parents féministes, Fariba Farshad grandit « poussée par l’idée qu’[elle pouvait] être absolument tout ce qu’[elle voulait] ». Son père, musicien, sculpteur et peintre, quitte le tribunal où il exerce comme juge pour se consacrer à l’art.  Elle et son frère gagnent leur argent de poche en l’aidant avec ses sculptures hors norme. « C’était un homme très inspirant. Notre maison était un joyeux bordel. » Quand la révolution de 1979 secoue l’Iran et impose sa République islamique, Fariba Farshad a 24 ans. Alors que les femmes manifestent toujours, elle ouvre une galerie d’art avec une amie. Le projet, pas au goût des nouvelles autorités, ferme au bout de six mois. « Des hommes campaient devant la porte de la galerie. Nous représentions tout ce qu’ils détestaient. Ils ne nous lâchaient jamais. » La jeune femme se lance ensuite dans l’édition d’une encyclopédie pour enfants. Alors que le premier tome est bouclé et doit partir à l’impression, on lui demande « de changer le ton » de son ouvrage. Elle lâche l’affaire et quitte l’Iran pour Paris. Bêtement, on lui demande ce que l’on demande souvent aux exilés: s’ils ont parfois l’impression d’avoir abandonné le pays de leur enfance. « Abandonner, ça aurait été de rester. De continuer ma vie là-bas sans faire de vagues. C’était un choix très difficile de quitter mon milieu confortable et de tout recommencer, seule, loin de tout. »

Du Prix Pictet à Photo London

Elle ne retournera pas à Téhéran pendant vingt ans. Elle obtient une licence de management à Paris, à la Sorbonne, puis décroche un boulot dans une société spécialisée dans les nouvelles technologies, à Londres. Elle est captivée par Internet dès les années 1980. « J’ai tout de suite vu les milliards de portes qui allaient s’ouvrir », assure-t-elle. En 1991, elle est nommée maître de conférences en conception assistée par ordinateur à l’université des arts de Londres. Elle lance des douzaines de projets numériques à la fois, et met en ligne le premier magazine de mode en 1995. Elle pressent déjà le potentiel des nouvelles technologies, mais aussi que les femmes seront exclues de ce nouveau monde – exclusion contre laquelle elle lutte dès les premiers instants. « Toute la méthodologie, de l’apprentissage des manuels jusqu’aux conférences, est dominée par les hommes, pour les hommes. » Féministe, Fariba Farshad ? Par les temps qui courent, on pose la question du bout des lèvres. Le mot « féministe » ne plaît pas à tout le monde. Mais on s’entend répondre un « Évidemment ! Il ne faut pas avoir honte de ce terme. Dans les années 2000 une gêne s’est créée autour de ce mot, c’est vraiment dommage. » Elle se réjouit du nouveau mouvement #MeToo : « Ça devenait déprimant [de voir] à quel point les femmes avaient commencé à s’enliser dans le déni, et à faire comme si tout allait bien. »

En 2003, elle quitte l’université et, avec son mari Michael Benson, lance Candlestar, une boîte d’événementiel culturel, à mi-chemin entre consulting et production de projets. Ensemble, ils fondent, entre autres, le prix Pictet en 2008 – premier prix photo sur le thème du développement durable. Encore une fois, Fariba Farshad voit juste. Cette distinction obtient vite un rayonnement international, et Candlestar s’assure un réseau de collectionneurs, conservateurs, photographes et critiques importants dans le monde de la photo. C’est là, en 2015, que germe l’idée de lancer une foire de photographie à Londres. « Pas un reliquat anglais de Paris Photo, non. Une foire 100 % londonienne. » En à peine trois éditions, Photo London a réussi à s’inscrire sur l’échiquier des événements qui comptent. Une gageure dans une ville qui n’a jamais manifesté d’empressement particulier pour ce média.

La vie du couple ne tourne plus qu’autour de Photo London depuis trois ans. Du matin au soir, ça parle photo, organisation, exposants, collectionneurs. Et, à en croire leurs mines complices, cela se fait sans accrocs. « On s’aime vraiment bien », sourit-elle. Le Brexit non plus n’a pas l’air de les inquiéter. L’Iranienne a le recul de ceux qui ont connu la véritable instabilité politique : « Le processus du Brexit est très lent et extrêmement flou. Je ne vais pas commencer à m’inquiéter de quelque chose qui n’est pas encore là. » L’optimisme délicieux et l’énergie dont vous enveloppe Fariba Farshad ne s’éteignent que lorsque vous lui parlez de l’Iran d’aujourd’hui. Ses yeux s’embrument alors. Au moment de notre rendez-vous, les manifestations contre le pouvoir en place et le coût de la vie, qui ont eu lieu fin décembre, ne font déjà plus la une des journaux. Silence radio. L’heure est au bilan des victimes (25, selon les autorités). « L’expression du mécontentement a été réduite au silence pour l’instant, il faudra un certain temps pour retrouver un nouvel élan », murmure-t-elle. Pour participer à la lutte, elle utilise son nouveau réseau et sa place sur le marché de l’art contemporain londonien, pour donner une voix aux jeunes talents iraniens. « C’est le moins que je puisse faire, dit-elle. Les jeunes sont assez incroyables en Iran : ils se faufilent pour continuer à mener leur vie comme ils l’entendent. Surtout les jeunes femmes. Et encore plus les artistes. C’est déjà assez difficile d’être un artiste, alors une femme artiste en Iran, c’est quasi héroïque. »

© Jérôme Bonnet / Modds

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