SMITH, artiste indisciplinaire

06 juillet 2021   •  
Écrit par Anaïs Viand
SMITH, artiste indisciplinaire

À Arles, à l’occasion de la 52e édition des Rencontres d’Arles, SMITH, artiste plasticien, expose Désidération, un projet au long cours faisant un état des lieux de ses expérimentations et questionnements sur l’identité, le genre et les possibilités de relations entre les êtres et leur environnement. Portrait. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

Un corps trans qui regarde les étoiles, en fusion avec son environnement – soit un désert indéfini : le sol, la mer, ou peut-être un paysage lunaire. Une tentative de relation avec l’infini émerge : le ciel, une étoile, la lune. Sommes-nous dans un cratère de météorite ? Est-ce une fille ou un garçon ? Le jour ou la nuit ? De quoi s’agit-il ? C’est un Polaroid. Un corps en chantier et un paysage qui semble en construction. Cette image nous invite à nous engager dans une direction inconnue, un avenir possible. « Cette image m’importe, car elle donne l’impression qu’elle est en cours de développement. Elle est le symbole de mon processus de création actuel. Elle décrit précisément l’état où j’en suis dans ma recherche. » Cet après-midi de juin, dans l’atelier parisien de l’artiste, une heure ne suffira pas à démasquer celui qui signe l’affiche des 52es Rencontres d’Arles. SMITH poursuivra l’entretien à la nuit tombée, à l’apparition des étoiles. « Je suis un ermite, annonce-t-il. Regarde autour de nous : il y a un canapé, et des livres. Ce n’est pas vraiment fait pour quelqu’un d’autre que moi ici. J’ai toujours eu plus de facilité à échanger virtuellement », explique celui qui, adolescent, a rencontré la quasi-totalité de ses ami·es sur Internet, « sur des forums de discussion spécifiques, sur les newsgroups et autres IRC, comme on disait ». Pourtant ce jour-là, je suis face à lui et, bien que timide, il se livre. Il évoque la rencontre de ses parents dans une école de photo et l’intérêt de ses grands-parents – maternels comme paternels – pour l’image. « J’ai littéralement grandi dans un studio photo: notre salle de bains faisait office de labo, se souvient l’auteur né en 1985. On peut dire que j’ai évolué dans un tropisme familial. » La photographie n’est alors pour lui qu’un hobby. Il est DJ à ses heures et critique de musiques expérimentales pendant près de dix ans. Visites de musées, livres et sons… Il dépeint son éducation avec une forte dimension artistique, mais sans injonction familiale pour le 8e art.

© SMITH / Courtesy galerie les Filles du Calvaire

Parcours d’élève modèle

En 2001, au Centre Pompidou, il découvre Nan Goldin qui projette un diaporama mis en musique par Björk, une de ses artistes favorites. « J’avais seize ans, un âge où je commençais à me poser beaucoup de questions sur mon identité, sans avoir de référent. J’y ai découvert des couples queers magnifiques, des enterrements causés par le sida, ou encore le visage d’une femme battue. J’avais entendu parler de ces choses-là, mais je n’avais pas de représentation. La dimension queer et féministe chez la photographe m’a frappé. » Ce jour-là, de hobby, la photographie devient sa passion. Il poursuit néanmoins son parcours d’élève modèle, « sans fantaisie », et suit la voie royale pour un littéraire : hypokhâgne et khâgne de 2003 à 2005, puis master de philosophie. « J’imaginais mon avenir du côté de la recherche ou du journalisme… », se souvient-il. Enfin, il parvient à intégrer l’École nationale supérieure de la photographie (ENSP) d’Arles en 2007, pour un cursus de trois ans. « C’est à ce moment-là que je me suis vraiment plongé dans l’histoire de la photo, que j’ai appris à faire des séries et à parler de mon travail. » Il complète son cursus en passant par l’École du Fresnoy – Studio national des arts contemporains, à Tourcoing, un établissement qui s’intéresse aux relations entre arts, sciences et théories. Une formation qui répond aux questions qu’il ne cesse d’explorer. « Le langage de la photographie ? Ce n’est pas forcément l’écriture, cela peut être une pensée qui s’exprime en images, en installation. Ou encore dans un film ou une performance », précise l’artiste interdisciplinaire, ou plutôt « indisciplinaire ». Car selon lui, aucune matière ne prend le dessus sur l’autre : il existe autant de façons de voir et de faire que d’individus.

© SMITH© SMITH

Des versions possibles de son existence

À la genèse de ses projets – qui prennent quatre ou cinq ans et parfois se superposent –, il y a toujours un point d’interrogation, un mystère à éclaircir. Une quête dans laquelle il se laisse volontiers guider par des philosophes : Haraway, Malabou, Derrida, Wittgenstein, Paul B.Preciado… Ses problématiques sont multiples. Il questionne notamment l’identité, les frontières du genre, les relations entre ce qui nous est interne et externe. « Humain désidéré, trans, artiste, fantôme, chercheur et mutant », c’est ainsi qu’il aime se définir. « Tous ces termes correspondent à des versions possibles – parfois simultanées – de mon existence. » Sa transition s’est accompagnée d’un changement de nom. Né sous un autre prénom, il devient Bogdan Chthulu Smith. « J’ai gardé mon nom de famille, un nom générique que l’on peut retrouver dans les faux papiers des portefeuilles achetés sur le marché. Et en même temps, il est difficile de me trouver sur Google. » Aucun doute, SMITH est un individu discret, souhaitant se fondre dans le paysage pour étudier des questionnements métaphysiques et universels. SMITH ne court jamais après les images, elles lui tombent dessus. Et il les attrape au vol. En témoigne le portrait qui a lancé sa carrière. Nous sommes en 2009, ses curiosités le conduisent à Helsinki, à l’université d’Aalto, avec Elina Brotherus comme professeure. Il y rencontre la photographe finlandaise Nelli Palomäki, qui l’invite à prendre un thé. « Elle commençait à se tatouer un cirque sur le corps. J’ai passé une demi-pellicule. Quand je suis rentré en France et que j’ai découvert les images, quelque chose me parlait, et il m’était impossible de dire quoi. » Une « image passeport » qui sera exposée à Arles et retiendra l’attention de Christine Ollier, alors directrice de la galerie Les Filles du Calvaire. Une image qu’on retrouvera dans la presse et qui sera exposée sur les cimaises de Paris Photo.

© SMITH / Courtesy galerie les Filles du Calvaire

 

Dans un décor simple, et avec beaucoup de pudeur, il révèle des états de relation : une forme de confusion entre lui et le sujet photographié. Son corpus d’images a beau être constitué par son entourage trans queer, personnes en transition – il ne parvient jamais vraiment à déceler leur véritable être. « Il s’agit plutôt de reconnaître dans la personne que je photographie quelque chose qui me concerne. Je ne considère pas un individu ni un lieu, ou un objet comme un sujet, je préfère m’intéresser à la relation qui est en train de se tisser. » Une ressemblance silencieuse, un lien presque télépathique émanent de ses images qu’il ne titre pas. En commande pour la presse, il se met dans les mêmes conditions et photographie la possibilité d’une relation : « J’essaie de sublimer ce que je projette en l’autre. » Il évoque un shooting avec Enki Bilal, dont il a lu toutes les BD :« Je me suis rendu dans son atelier, et je suis resté trois heures. Nous avons senti une forme d’affinité.Photographier une personne pour laquelle j’ai de la sympathie me permet de tisser ou d’approfondir un lien, de créer quelque chose – une image, une relation, un univers. Cela m’intéresse beaucoup moins de photographier quelqu’un qui m’inspire des sentiments négatifs, d’investir de l’énergie dans un combat plutôt que dans une alliance », explique SMITH. Il est d’ailleurs très rare qu’il shoote des inconnu·es. SMITH ne se limite pas à ses propres narrations, il participe à rendre visible des corps, des représentations jusqu’alors oubliées. Il sublime des corps en mue (Löyly, 2012), expose leur chaleur ressentie à distance (Spectrographies, 2014),ou met en lumière leur métamorphose (TRAUM, 2015). En 2020, il reçoit avec Nadège Piton (performeuse et productrice indépendante) une carte blanche du magazine The Eyes pour diriger la 11e édition dédiée à la question du genre en photographie. Avec en couverture une femme trans, intersexe, racisée, artiste-DJ, militante. SMITH expose également Désidération aux Rencontres d’Arles cet été. Désidération, c’est un double mouvement, de regret de l’absence des étoiles, et de désir de leur retour. « Désidération » constitue aussi un point de convergence de toutes mes œuvres précédentes : j’y aborde les questions de genre, d’écologie, de rapport aux autres, comme aux atomes et aux molécules. Une réflexion sur notre monde dissonant, car fait de binarités : masculin/ féminin, rêve/réalité, vie/mort. Et la première questionnable ? Celle entre la terre et le cosmos. » SMITH assume son low profile et réalise à peine qu’il sera sans doute la star d’Arles cet été : « Transitionner à ma manière, sans spectacle, m’a permis de me “désidentifier”, d’éviter que cet aspect de mon existence devienne l’unique grille de lecture de mon travail, ce qui est souvent le cas pour les artistes appartenant à des “minorités”. C’est une révolution de diplodocus : on est là, c’est là. Pas besoin de se justifier. »

Cet article est à retrouver dans Fisheye #47, disponible ici

© SMITH

© SMITH / Courtesy galerie les Filles du Calvaire

Désidération (Anamanda Sîn)

MONOPRIX

4 juillet – 26 septembre 2021

10h00 – 19h30

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