« L’incarnation de la mort qui vient faucher les vies de ceux qui travaillent sur les carrières »

14 novembre 2019   •  
Écrit par Anaïs Viand
« L’incarnation de la mort qui vient faucher les vies de ceux qui travaillent sur les carrières »

À Al-Minya, en Egypte, au sein des carrières de calcaire, l’air est irrespirable et la lumière aveuglante. Un Enfer Blanc que la photographe française Sidney Léa Le Bour a choisi de documenter. Ce travail est à découvrir à la Mairie du 10e arrondissement, dans le cadre des Rencontres Photographiques du 10e, jusqu’au 16 novembre 2019. Entretien.

Fisheye : Photographe de l’insolite, exploratrice, qui es-tu et comment définirais-tu ton approche photographique ?

Sidney Léa Le Bour : La surprise est au coeur de ma création photographique. Dès que je repère une coutume, un lieu ou un évènement qui sort de l’ordinaire, et qui me surprend ou m’émerveille, je prends mes cliques et mes claques, et je file sur place, afin de voir cela de mes propres yeux.  Si j’ai une préférence pour les pays d’ex-URSS et les pays de l’est, je peux me rendre sur n’importe quel continent et dans n’importe quel pays.

Qu’est-ce qu’une bonne photo selon toi ?

Mon regard est souvent attiré par des images documentaires d’une grande netteté, à la composition minimaliste et parfaitement maîtrisée. J’ai une préférence pour les tons pastel et les lumières fortes. Ce sont des critères techniques et esthétiques que j’apprécie chez d’autres et que je tends à reproduire de plus en plus dans mon travail.

Quelle est la genèse de ton projet Enfer Blanc ? Comment as-tu découvert cette mine de calcaire située en Égypte ?

En 2014 et 2016, en Turquie, j’ai photographié un site naturel, Pamukkale :une colline recouverte de calcaire dans laquelle des piscines d’eau bleu turquoise se sont creusées naturellement. Ce lieu féérique est devenu très touristique. J’y ai réalisé des diptyques : une photo minimaliste de touriste confrontée à une image de texture. Quelques images de cette série ont d’ailleurs été publiées sur le site de Fisheye, il y a 3 ans.

C’est une série que je trouvais visuellement très forte, mais qui manquait de fond. Il n’y avait aucun propos journalistique derrière ces images. J’ai donc recherché d’autres environnements calcaires dans le monde. C’est ainsi que j’ai découvert l’existence des carrières d’Al-Minya en Égypte. La semaine suivante, je prenais des billets d’avion direction Le Caire ! Ce lieu n’avait jamais été documenté par la presse française. Mes images ont donc été largement relayées en France (Geo, VSD, Libération et L’humanité) et à l’international (Rhythms Monthly à Taiwan & Il Reportage, en Italie). Elles ont aussi été exposées à de nombreuses reprises en 2018 et2019.

© Sidney Léa Le Bour

Durant combien de temps as-tu suivi ces mineurs ? Comment as-tu réussi à pénétrer ces exploitations souvent clandestines ?

J’ai passé un mois en Égypte dont 15 jours à Minya pour photographier les carrières de calcaire. Accompagnée d’un traducteur tout au long de mon séjour, j’ai d’abord recherché un chauffeur avec pick-up pour pouvoir emprunter les pistes labyrinthiques autour de la ville. Ce dernier avait des oncles et des cousins qui travaillaient dans différentes exploitations. Nous nous sommes rendus prioritairement sur ces lieux, ce qui a facilité notre accès malgré l’illégalité de leurs activités. En tout, j’ai photographié une dizaine de carrières. J’ai été interdite d’accès pour une dizaine d’autres. Il était interdit de documenter les conditions de travail, car il y avait des enfants– un fait lourdement sanctionné par les autorités locales (peine de prison ferme et fortes amendes).

Qui sont ces mineurs ?

Des Égyptiens issus de familles modestes travaillant depuis longtemps dans ce secteur, ou ayant subi de plein fouet la crise économique survenue après la révolution égyptienne de 2011. Ils n’ont aucune autre alternative.

Ils sont ainsi contraints de travailler dans des conditions extrêmes…

Oui, ils travaillent constamment au sein de particules de silice projetées dans l’air suite aux découpes de calcaire. Elles sont à l’origine de nombreuses embolies pulmonaires. Il y a également des accidents mortels (électrocutions, amputations) liés aux maniements des scies et aux fils électriques courant à nu sur le sol. Enfin, l’été, il peut faire jusqu’à 60 degrés et la luminosité est aveuglante. La plupart des ouvriers sont sujets à des cataractes après quelques années de travail.

© Sidney Léa Le Bour

En tant que photographe, quel genre de difficultés as-tu rencontrées sur place ?

Ce n’était pas un sujet particulièrement difficile. J’avais prévu un masque respiratoire avec des filtres à poussières pour ne pas être gênée. J’avais pris deux boîtiers Fujifilm tropicalisés pour ne pas avoir à changer les optiques lors de la prise de vue.J’ai fait des réglages de façon à sous-exposer mes photographies, et ne pas risquer de cramer mes images. Les paysages blancs m’entourant ont constitué le principal « risque technique ». Excepté cela, rien à signaler.

Et en tant que femme ?

Les carrières de calcaire sont un milieu exclusivement masculin. Les femmes n’y travaillent pas et cela serait considéré comme un échec et une honte pour les pères de famille si c’était le cas. Même si j’ai attisé la curiosité de certains, ma présence et mon travail ont toujours été bien perçus. Et ce, même à 4 heures du matin au point de rendez-vous où, entourée de centaines d’hommes en djellaba couverts de la tête aux pieds – pour affronter le froid – j’attendais moi aussi les pick-up pour atteindre les exploitations. Un instant surréaliste complété par le muezzin, et son appel à la prière.

© Sidney Léa Le Bour

Lorsque le visage des mineurs est visible, on les découvre souriants, j’imagine,  ils connaissaient pourtant le danger encouru…

C’est un paradoxe qui m’a toujours frappé dans les pays en voie de développement. Les conditions de vie sont indéniablement plus difficiles qu’ailleurs. Ils possèdent peu, mais veulent tout t’offrir. Ils t’invitent à dormir chez eux, partagent leur repas et célèbrent ta présence sans rien attendre en retour. Les éclats de rire et la joie de vivre sont omniprésents dans leurs rues alors que dans nos villes, c’est l’inverse. La plupart des gens ont tout ce qu’il leur faut, mais ne s’en satisfont pas. Ils ont peur de se retrouver dans le besoin si la situation venait à changer. En Égypte, comme dans bien d’autres pays, l’esprit de communauté est encore très fort. Quand quelqu’un a besoin d’aide, sa famille, ses voisins ou les gens de son village se mobilisent pour qu’il ait de quoi manger et un endroit où dormir. Ils se sentent moins seuls, s’inquiètent moins que nous et par conséquent, sourient plus ! Cela n’est que ma théorie.

Qu’as-tu appris d’autre sur ces ouvriers ?

Je me suis rendue compte que certains mineurs avaient fait des études et parlaient couramment anglais, mais ne trouvaient pas d’autres emplois. Je me suis imaginée dans leur situation, dans l’impossibilité de s’expatrier parce que leur gouvernement ferme les frontières et ne délivre presque plus de passeports ni de visas. Une façon d’éviter que les jeunes générations ne fuient le pays. Ils sont ainsi contraints à une vie qui n’est pas la leur.

J’ai aussi appris que les licences d’exploitations sont dispensées au compte-gouttes par l’armée. Mohammed, un propriétaire de carrière, m’a confié que si ça ne tenait qu’à lui, il aurait légalisé son activité depuis longtemps et aurait ainsi protégé ses employés. Les règles sont trop strictes et les taxes trop importantes pour que cela reste viable. Tous les jours, il craint que des militaires ne débarquent pour détruire les scies et le groupe électrogène dans lequel ses associés et lui ont investi. C’est arrivé à d’autres, privant, du jour au lendemain, le travail de plusieurs dizaines de personnes.

© Sidney Léa Le Bour

Mad Max ou retour aux temps esclavagistes ?

Des silhouettes, visages enturbannés et lunettes noires, émergent d’un nuage blanc de silice. Le drapé de leur djellaba se fige dans ce paysage immaculé. Ils fendent l’air en équilibre sur d’énormes scies qui ressemblent à s’y méprendre à des bolides sortis d’un film de science-fiction. C’est un univers à mi-chemin entre Mad Max et Star Wars. Pour le Mad Max « tout court », il faudra attendre ma prochaine série, réalisée – très – récemment aux États-Unis. En revanche, je trouve qu’on est loin du temps des esclavagistes. Les conditions sont certes très difficiles, mais personne ne les force à être présents et ils ne sont pas fouettés sur leur lieu de travail jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui était tout de même le cas des esclaves égyptiens.

À travers chacune de tes séries, tu explores le monde, et la matière, mais l’humanité surtout, es-tu positive quant au devenir de l’homme ?

Après avoir parcouru 32 000 kilomètres en autostop entre Paris et Shanghai en 2014 et être allée à la rencontre de milliers de personnes aux moeurs très éloignées, je suis revenue avec une certitude : l’homme est foncièrement bon ! Mon avis n’a pas changé depuis. Ma seule crainte est que nous perdions notre habilité à se connecter aux autres. Cela va si vite, et je pense que nous ressentons déjà tous les effets des réseaux sociaux, des smartphones et de toutes les distractions (plateforme de streaming, jeux vidéo…) que propose Internet. Espérons que nous soyons assez malins pour dire stop lorsqu’il le faudra.

© Sidney Léa Le Bour

Y a-t-il une image dont tu es particulièrement fière et que tu souhaiterais commenter ?

La photographie de l’homme en djellaba noire perché sur une énorme scie avec les fils électriques à nu qui serpentent au premier plan. C’est l’incarnation parfaite de la mort qui vient faucher les vies de ceux qui travaillent sur les carrières. Il n’y a pas d’horizon, comme dans les limbes, aux marges de l’enfer. C’est cette photographie qui a inspiré le titre de ma série L’Enfer blanc.

Trois mots pour résumer cette série ?

Insolite, immaculée et surréaliste.

© Sidney Léa Le Bour
© Sidney Léa Le Bour

© Sidney Léa Le Bour

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