Ana Vallejo : « Plus que sexuelle, la dépendance amoureuse est psychologique »

03 avril 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
Ana Vallejo : « Plus que sexuelle, la dépendance amoureuse est psychologique »

Artiste multimédia formée en biologie, Ana Vallejo est aussi accro à l’amour. Et durant la pandémie, son addiction a dégénéré. Dans son travail intitulé Neuromantic, découvert dans le dernier numéro de The Eyes, la photographe colombienne installée à Brooklyn étudie les traumatismes et troubles mentaux, notamment liés au sentiment amoureux. Une réflexion expérimentale intime (et intense) qui s’inscrit dans une recherche sur la plasticité du cerveau et la conscience humaine. Ici se mélangent les âmes et les corps, et les émotions volent en éclat. Entretien.

Fisheye : Biologiste, photographe… Qui es-tu Ana ?

Ana Vallejo : Je me décrirais comme une artiste et photographe qui s’efforce d’en apprendre davantage sur les aspects marginalisés de la psyché humaine et de partager ces découvertes avec les autres à travers mes projets. Je m’intéresse aux émotions et aux perceptions humaines. Je suis fascinée par les mécanismes qui donnent naissance à notre expérience consciente et par la malléabilité du cerveau. Je suis particulièrement intéressée par les approches holistiques de la guérison des traumatismes et des dynamiques interpersonnelles.

Pourquoi et comment es-tu devenue photographe ?

À l’université, j’avais toujours un appareil photo avec moi, j’étais obsédée par l’idée de garder une trace de mes expériences. Ce n’est qu’au milieu de la vingtaine que je l’ai considéré comme un outil d’expression. Je ne savais comment orienter ma carrière après avoir obtenu mon diplôme de biologie, et j’ai décidé de m’inscrire à un cours de photographie le samedi, en marge de mes études. Quelques mois plus tard, j’ai décidé de changer de voie professionnelle. Mon parcours scientifique a eu un impact : je considère la photographie comme un matériau avec lequel je peux expérimenter.

Aimes-tu travailler selon des protocoles, comme en science ?

C’est vrai que j’ai tendance à utiliser des cadres scientifiques dans mes projets. Je travaille en parallèle dans le domaine de l’impression d’œuvre d’art, un secteur également très méthodologique. Ce qui est amusant, c’est que dans l’art, les règles sont faites pour être transgressées, de sorte qu’au bout du compte, je ne reste pas attachée à une certaine façon de faire les choses.

© Ana Vallejo

Peux-tu nous parler de tes sujets d’étude ?

Je m’intéresse beaucoup aux traumatismes, à ces moments difficiles qui laissent une empreinte dans nos vies et nous changent. Je suis également intriguée par la façon dont le corps peut se régénérer à partir de ces incidents, aux antidotes au traumatisme, et à la malléabilité du cerveau. Je suis également très intéressée par les troubles mentaux et les dépendances. Je considère ces derniers sujets comme des traits de l’expérience humaine qui sont déshumanisés et mis de côté par la société par peur. C’est un peu comme les traumatismes, mais à un niveau macro.

D’où te vient ce besoin de disséquer ces thèmes psychologiques et intimes ?

Je viens d’une famille nombreuse, aimante et désordonnée. Ma mère m’a eue alors qu’elle venait d’avoir 17 ans, ce qui m’a placée dans une situation particulière : mes grands-parents, mes oncles et même mes cousins ont participé à mon éducation. D’un point de vue plus clinique, ma famille présente des antécédents d’anxiété, de maladies mentales, et de toxicomanie.

As-tu trouvé dans la photographie un moyen d’exprimer tes émotions ?

Oui. Je ne le savais pas jusqu’à récemment, mais j’adore travailler avec mes mains : photographier, imprimer et faire des collages sont autant d’expériences qui me permettent de me connecter à une pensée plus intuitive et abstraite. Cela me libère de mon esprit anxieux et névrosé et me permet d’exprimer des émotions et des pensées que je n’arrive pas toujours à retranscrire avec des mots.

Peux-tu revenir sur la genèse du projet Neuromantic ?

Neuromantic est né lorsque j’ai réalisé que j’étais accro à l’amour. Je savais que je voulais commencer à développer des projets reposant sur mon expérience. L’amour étant l’élément le plus dévorant de ma vie, il m’était logique de le choisir comme premier thème.

© Ana Vallejo© Ana Vallejo

Que signifie être dépendant·e de l’amour selon toi ?

Être dépendant·e de l’amour signifie que l’on utilise les gens pour obtenir un état émotionnel élevé et que l’on considère que l’intensité d’une relation équivaut à la quantité d’amour qu’elle contient. Plus que sexuelle, la dépendance amoureuse est psychologique. Elle se manifeste par des fantasmes et des désirs constants d’être avec une personne que nous avons mis sur un piédestal et qui n’est généralement pas disponible pour être avec nous dans une relation stable. Le·a dépendant·e amoureux·se passe d’une relation à l’autre et craint d’être célibataire, mais surtout, iel craint de ne pas être amoureux de quelqu’un·e. Iel fantasme sur quelqu’un·e pour se dissocier des autres problèmes de sa réalité.

La réalité t’ennuie-t-elle ?

Je pense que la réalité est notre expérience subjective ; elle se passe dans notre tête. Elle peut être aussi superficielle ou profonde que nous le souhaitons. Si nous trouvons la réalité ennuyeuse, c’est que nous sommes probablement déconnectés de notre vrai moi, que nous évitons le monde réel pour une raison ou une autre. C’est dommage, car nous pouvons passer toute une vie sans la vivre.

Pendant la pandémie, tu étais très anxieuse. De quoi avais-tu peur exactement ?

Mon addiction à l’amour a dégénéré. J’étais obsédée par quelqu’un qui était passé à autre chose. J’avais l’impression de ne pas être à ma place dans la dynamique du groupe qui m’entourait ; je m’aliénais aux autres. Une grande partie de mon travail a consisté à améliorer ma dynamique interpersonnelle, à abandonner mes attentes et à me débarrasser des situations dans lesquelles je ne me respectais pas suffisamment ou dans lesquelles je ne fixais pas les bonnes limites. Ce n’est pas facile. C’est même douloureux parce que nous nous attachons à certaines dynamiques, même si elles ne sont pas bonnes pour nous. Après tout, elles nous sont familières et c’est tout ce que nous connaissons. Les résultats de ce changement sont très gratifiants et m’ont progressivement rendue plus heureuse.

© Ana Vallejo© Ana Vallejo

Il est aussi question de participation collective… Comment as-tu mêlé ta réflexion à celle de tes compagnons, de tes amis et de ta famille ?

J’ai invité certains de mes amis les plus proches à participer au projet. Nous choisissons généralement une idée sur laquelle nous voulons nous concentrer. Au début, je me concentrais beaucoup sur la représentation des traumatismes et des angoisses que nous avions tous les deux vécus dans notre intimité. Désormais, nous nous concentrons sur un changement que nous souhaitons manifester.

J’enregistre également les entretiens que je mène avec les couples queers en relation longue que je photographie. J’ai mené une enquête intitulée All these Feelings et je me suis intéressée à l’anonymat et à ce que les gens peuvent dire de leur intimité lorsque leur identité reste privée. Je suis en train de construire un site web pour présenter ces réponses, classées selon les styles d’attachement. Enfin, dans mes expositions, j’essaie d’intégrer des éléments qui interagissent avec le public.

Comment ont réagi ces protagonistes ?

Le fait de reconnaître à quel point la vulnérabilité est vulnérable a été un énorme processus d’apprentissage. Je m’efforce toujours d’améliorer ma méthodologie au fur et à mesure que le projet se développe, mais l’essentiel est qu’il existe toujours un élément de risque lorsque nous puisons dans l’inconnu.

Tu interviens sur tes photographies et insère des motifs récurrents, pourquoi ?

Le recours à l’altération me permet d’approfondir un concept au-delà du moment de la prise de vue. Je considère en général la photographie comme un matériau avec lequel on peut expérimenter pour trouver de nouvelles narrations. Il existe une manière « correcte » de photographier, mais je m’intéresse davantage à ce que le médium peut communiquer au-delà de ces conventions.

L’eau, la suffocation, la salle de bains et les trous noirs sont des concepts récurrents que j’utilise pour représenter les traumatismes. Les textures et les couleurs renvoient à l’intensité des émotions ressenties dans l’intimité, les plantes tropicales font référence à mon lieu de naissance et à nos jardins intérieurs…

Dans ce projet, tu questionnes également ta propre relation aux hommes. Qu’as-tu appris au sujet de la figure masculine ?

J’ai souvent été dans des situations où je ne me sentais pas respectée, vue ou valorisée. J’en ai assez de me faire du mal en jouant ce rôle. Je veux apprendre à me respecter et à m’aimer comme personne. J’apprends à ne plus avoir peur d’être seule et à me défaire de la prudence, de la peur et du ressentiment que j’éprouve à l’égard des hommes. Si je change la dynamique de mes relations, j’attirerai et je serai avec des partenaires qui peuvent les égaler. Aujourd’hui, j’ai une relation plus authentique avec moi-même et avec les hommes. C’est un travail en cours. Je ne pense pas que la guérison soit linéaire ou absolue. Nous acquérons des outils et nous pouvons parvenir à un meilleur équilibre, mais nous pouvons toujours régresser, et ce n’est pas grave… La vie évolue constamment et ne cesse de nous apprendre des choses.

© Ana Vallejo

Justement, qu’as-tu appris en réalisant ce projet ? Es-tu guérie ?

J’ai appris que le contrôle est une illusion et un mécanisme de défense. Plus nous acceptons la vie telle qu’elle vient, avec humilité et ouverture de cœur, plus nous devenons conscients de nos sentiments et de nos réactions, et plus nous nous sentons connectés à notre moi intérieur et à notre chemin. J’ai appris à voir au-delà de mes fantasmes, et il m’a été douloureux de réaliser que les personnes auxquelles je consacrais tant de sentiments et d’énergie – parfois pendant une dizaine d’années – n’étaient pas si profondes ou importantes que cela, en fin de compte. Je me sens différente. J’ai mûri émotionnellement, j’ai changé. L’art a été un vecteur de ce processus, mais ce projet n’est en aucun cas le seul élément. La croissance et la guérison nécessitent une approche holistique : je suis une thérapie, j’ai essayé les constellations familiales, j’ai récemment commencé l’hypnose, je me concentre sur l’amélioration de mon alimentation, je fais du yoga, etc.

Et quelle est ta vision du bonheur désormais ?

Être en paix avec moi-même, être là pour mes proches sans me perdre, et créer un travail qui a du sens pour mon processus et qui peut mettre en lumière des thèmes complexes qui oppriment des personnes et des parties de nous-mêmes dans notre société.

© Ana Vallejo

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