Chronique d’un archipel proche de la noyade

10 février 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Chronique d’un archipel proche de la noyade

Durant un séjour d’un mois à Tuvalu, archipel perdu au milieu de l’océan Pacifique, Julia de Cooker a réalisé Funafuti, un projet dédié au territoire, condamné à sombrer dans l’eau environnante, et à ses habitants, ensevelis sous l’ombre de la mondialisation.

« Comment habitons-nous le monde ? Voilà la question qui me porte depuis de nombreuses années dans mes pérégrinations, qu’elles me mènent dans les terres arctiques du Svalbard, ou sur les îles minuscules du Pacifique. Comment sommes-nous arrivés là et pourquoi y restons-nous ? »

, s’interroge Julia de Cooker. Après avoir documenté le quotidien des habitants de la ville la plus septentrionale au monde, la photographe franco-néerlandaise s’est rendue à Tuvalu, un archipel condamné, à cause du réchauffement climatique, à disparaître un jour.

Un territoire microscopique, perdu dans l’immensité océanique, peuplé par des habitants résilients, qui persistent à exister, dans un environnement hostile – ou en phase de le devenir. « À Tuvalu, il n’est pas question de tourisme, c’est le deuxième pays le moins visité au monde – quelques centaines d’étrangers par an seulement » ajoute l’auteure, qui a, pour réaliser son projet, passé un mois sur place. Une immersion dans un espace restreint, dominé par l’eau, agissant à la fois comme un repère rassurant, et un agent sinistre, les condamnant à se noyer, et les coupant du reste du globe.

© Julia de Cooker

Perdre son authenticité

Tuvalu mesure une quinzaine de kilomètres de long, et entre cinquante et quatre cents mètres de large. Sur ce bout de terre étriqué, étiré du nord au sud, le moindre recoin est vite exploré et les jours se ressemblent. « Mais c’est seulement lorsqu’on a l’impression d’en avoir fait vingt fois le tour que l’on commence à réellement découvrir l’île », précise Julia de Cooker. Une récurrence que l’on retrouve dans ses images. Partout, la végétation et le sable blanc s’immiscent, évoquant l’illusion d’un paradis perdu. Le traitement des couleurs – déconstrastées, comme si les vagues venaient effacer les tons trop vifs – achève quant à lui d’uniformiser l’ensemble.

Pourtant, çà et là, des détails viennent rompre la routine, et insuffler un certain surréalisme. « Le pays, ancienne colonie anglaise, n’est pas épargné par la mondialisation, qui grignote petit à petit sa culture. L’importation des produits asiatiques l’emporte sur la gastronomie locale et l’accès aux réseaux sociaux influe sur le quotidien. Parce que Tuvalu n’est plus isolé, l’archipel craint de perdre son authenticité, son identité », explique la photographe. Autre contradiction, les enjeux environnementaux sont réglés à coup de « grands séminaires », et l’île voit fleurir des infrastructures en béton armé, destinées à protéger les habitants de l’inévitable. Des constructions insolites, insensées, cassant l’image utopique d’un territoire baigné par un soleil chaud et léché par l’eau turquoise. « Tuvalu nous met – nous occidentaux – devant nos propres contradictions », commente l’auteure.

© Julia de Cooker

Un rapport de domination

C’est finalement cette ambivalence entre une identité propre et la puissance destructrice de la culture occidentale, entre la fin inéluctable d’un pays et son désir de perdurer que Julia de Cooker souhaite étudier. En s’immergeant dans la culture de l’archipel, la photographe y découvre des singularités amusantes. « La Miss Tuvalu, par exemple, ne répond pas aux critères de sélection d’une Miss Univers : ils ont leurs propres canons de beauté et y restent fidèles », note-t-elle. Plus qu’une étude documentaire des enjeux écologiques et sociétaux d’une communauté, l’artiste fait de Funafuti une série philosophique. « Aujourd’hui, nous n’habitons plus le monde comme nous le devrions, et c’est un problème. Nous nous sommes coupés du reste du vivant et un standard s’est peu à peu imposé de part et d’autre du globe. Le confort se globalise et semble lisser la diversité originelle des habitats », rappelle-t-elle.

Sur le terrain, au plus près des populations, elle observe, et, en contrepoint, déconstruit notre rapport à l’autre. Les cultures doivent-elles être classées ? Pourquoi les coutumes de certains peuples s’effacent, passées sous le rouleau compresseur d’un « monde occidentalisé » ? Une autre manière de vivre pourrait-elle également freiner les dérèglements du climat ? En découvrant les images de Julia de Cooker, le regardeur se retrouve face à ses propres travers, et fait la connaissance d’une île encore inconnue. Un écosystème mis de côté car trop petit pour susciter de l’intérêt. Un rapport de domination que l’artiste dénonce ici avec conviction. « L’humain met ses propres terres en péril du fait de la relation qu’il noue avec elle, qui pourrait être tout autre, tout comme les modes de vie traditionnels qui existent encore – mais pour combien de temps ? » s’interroge-t-elle enfin.

© Julia de Cooker

© Julia de Cooker

© Julia de Cooker© Julia de Cooker

© Julia de Cooker

© Julia de Cooker© Julia de Cooker

© Julia de Cooker© Julia de Cooker

© Julia de Cooker© Julia de Cooker

© Julia de Cooker

© Julia de Cooker

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