« Algernon’s Flowers » : des rats et des hommes

27 mai 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Algernon’s Flowers » : des rats et des hommes

Exposée au Centquatre, à l’occasion de Circulation(s) jusqu’au 29 mai, la série Algernon’s Flowers de Dominik Fleischmann se lit comme un plaidoyer poétique sur la traite des animaux en laboratoire. Un récit tendre, inspiré par un ouvrage de Daniel Keyes.

Adolescent, Dominik Fleischmann empruntait l’appareil photo de sa sœur pour se promener sur la colline de son village, accompagné de son chien. Là-bas, à la lueur du soleil couchant, il capturait son fidèle compagnon, inspiré par la connexion puissante reliant animaux et humains – une empathie chère aux êtres vivants. « Rien n’a vraiment changé, finalement, depuis mes quinze ans. Me balader au crépuscule avec mon animal de compagnie est toujours l’une de mes activités favorites », s’amuse l’artiste allemand. Installé à Helsinki, celui-ci développe aujourd’hui une œuvre documentaire infusée par ses propres convictions. Persuadé que l’objectif crée une certaine distance avec l’expérience vécue, atténue sa brutalité, l’auteur joue de ce décalage, et interroge sa propre vulnérabilité pour construire des récits sensibles, « qui engagent activement le monde qui [l]’entoure », précise-t-il.

C’est d’ailleurs cette douceur qui caractérise Algernon’s Flowers, une série présentée à l’édition 2022 de Circulation(s). Croisant natures mortes et photographies de rats de laboratoire, Dominik Fleischmann y explore la traite des animaux dans le cadre d’expériences scientifiques. « Je voulais donner à voir la souffrance de millions d’entre eux, et questionner les excès éthiques et moraux de l’humain, ainsi que sa déconnexion à la nature. Si j’ai débuté ce projet en 2019, au sein du laboratoire de Turku, en Finlande, j’ai toujours su que ces images ne seraient qu’un pendant de mon travail. En parallèle, j’ai collecté des fleurs séchées, des bouquets non vendus… L’idée était simple : lorsqu’un être cher meurt, on apporte des fleurs sur sa tombe – mais les animaux de laboratoire, eux, ne sont pas enterrés. Ils sont empaquetés dans des sacs plastiques et incinérés », raconte-t-il. Alors, comme un hommage, le photographe débute un dialogue entre les rats et les pétales, les corps et la végétation. Une manière d’honorer la mémoire de ces êtres sacrifiés pour la science.

© Dominik Fleischmann© Dominik Fleischmann

Laisser parler la poésie

À l’origine du titre de la série, se trouve Des fleurs pour Algernon, un livre de science-fiction écrit par Daniel Keyes en 1966. Dans l’ouvrage, Algernon, une souris de laboratoire participe à des recherches expérimentales visant à augmenter l’intelligence humaine. Son destin devient alors étroitement lié à celui de Charlie Gordon, un homme souffrant de retard mental – premier cobaye humain de l’expérience. « L’une des citations du livre m’a particulièrement touché : “Trop souvent, la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour (…) L’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir de l’affection mène à l’effondrement mental et moral, à la névrose et possiblement même à la psychose (…) L’esprit absorbé par lui-même à des fins égoïstes et au détriment des relations humaines ne peut mener qu’à la douleur et à la violence” », commente Dominik Fleischmann. Et, alors que la souris régresse jusqu’à mourir, le narrateur, conscient de sa propre fin imminente, enterre sa compagne, et dépose des fleurs sur sa dépouille. « C’est ainsi que s’achève le livre, et que débute ma série », ajoute l’artiste.

On estime aujourd’hui que seulement 10% environ des médicaments testés sur les animaux sont efficaces sur les humains. Pourtant, les industries continuent d’utiliser rats et souris régulièrement, les condamnant à une vie en sursis, passée dans une cage, loin de leur habitat naturel. C’est précisément ce paradoxe que le photographe a souhaité souligner. En faisant dialoguer le décor aseptisé des laboratoires à des natures mortes aux nuances picturales, il réinsère les êtres vivants dans le monde organique qu’ils ne connaitront jamais. « Les fleurs évoquent aussi cette idée innocente que rien ne meurt jamais en pleine nature – la vie se transforme simplement. Pourtant, en enlevant ce droit à ces animaux, on brise cette notion de réciprocité », rappelle-t-il. À contre-courant d’une écriture militante, l’auteur entend, avec Algernon’s Flowers, laisser parler la poésie. Il fait du silence, de la douceur, des armes qui ouvrent les regards et aiguisent les opinions. Car à l’instar de Charlie Gordon, dont l’intelligence croît grâce à la science, l’être humain semble condamné à perdre, dans sa quête de l’immortalité, toute trace de compassion. « Que reste-t-il de l’amour, de l’affection, du chagrin de notre monde, lorsqu’on ôte la saleté de notre corps, et qu’on en enfonce d’autres dans le sol ? J’aimerais que nous appuyions sur pause, que nous ressentions la peine, la douleur pleinement et que nous célébrions notre capacité à ressentir. Qu’on se souvienne que l’empathie est un cadeau que l’on doit projeter sur les autres – même si les autres en question possèdent une longue queue rose », conclut le photographe.

© Dominik Fleischmann© Dominik Fleischmann
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