À l’IMA, « les sentinelles » veillent au passage des histoires et du temps présent

26 septembre 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
À l'IMA, « les sentinelles » veillent au passage des histoires et du temps présent

Jusqu’au 12 février 2023, les œuvres du Cnap prennent leurs quartiers d’hiver à l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing. À l’instar de véritables sentinelles, chacune d’elles veille au passage sinon à la transmission d’une histoire personnelle ou collective qui semble se répéter inlassablement.

C’est au cœur d’une ancienne école de natation que jaillit l’histoire d’une civilisation livrée à ses propres maux. Jusqu’au 12 février, les murs de l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing se parent de quelques œuvres à-propos, issues de la collection du Centre national des arts plastiques. Intitulée Les Sentinelles, l’exposition invite les visiteurs à découvrir les foyers qui entretiennent une narration à la fois collective et personnelle. Foyer optique ou de création artistique, feu de la révolte ou du lieu de vie… Pluriels, ceux-ci se déclinent sous de multiples formes qui n’omettent ni les diasporas ni les chemins esquissés par les vagues de migrations successives. Motivées, entre autres choses, par un sentiment de vivre en état de siège permanent, elles cristallisent un récit qui semble se réécrire à l’infini, sans autre issue possible.

Pensées en miroir, les œuvres photographiques et vidéos se font écho les unes aux autres et ouvrent le champ des possibles. Dans le lointain, le silence se brise de temps à autre pour laisser place à l’espoir chantant. Si l’avenir heureux n’a pas encore été atteint, la joie d’un moment d’accalmie ou de légèreté suffit à irradier les êtres. Du haut d’ « une échelle inclinée au milieu de la tempête », les artistes se dressent en sentinelles et témoignent de ce présent au temps désorienté. Chacun d’eux entreprend de recomposer avec les repères temporels et géographiques, de trouver des points de passages pour survivre à l’exil de soi et de sa communauté. Entre fictions et documentaires, les créations donnent à voir la conscience du tragique qui se heurte à la volonté de s’émanciper pour ouvrir de nouveaux horizons.

Hassen Ferhani, 143 rue du désert, 2019, PH20-13, droits réservés/Cnap © Courtesy de l’artiste

© Hassen Ferhani, 143 rue du désert, 2019, PH20-13, droits réservés / Cnap

Une transgression poétique du mouvement

Le voyage commence avec une « quête de boussole », de limites qui permettent de mieux appréhender l’espace dont il est question. Une installation de fortune, signée Hassen Ferhani, vient nous cueillir au bord d’un relais routier, situé aux confins du désert algérien. Des diapositives défilent au rythme des passagers en transit tandis qu’un extrait de film donne le ton. Sur les murs adjacents, les tirages se présentent comme des arrêts sur image, et nous laissent nous attarder sur les détails environnants. De ce point précis, un regard suffit à balayer le territoire que couvre le monde arabe. Plus loin se dessinent déjà les façades blanchies à la chaux de l’architecture traditionnelle méditerranéenne. Dans ses compositions minimalistes, Jellel Gasteli met en scène une abstraction où toute présence humaine s’est évanouie. Cette disparition se maintient chez Zineb Sedira qui soulève la question de l’exil en immortalisant les décharges de bateaux.

Les frontières parcourues, nous voilà disposés à gagner le cœur des villes et ses « quotidiens urbains » qui agitent une jeunesse en suspens. Dans une vidéo, Ismaïl Bahri met en scène les pérégrinations mystérieuses d’un verre d’encre pareil à un miroir sombre dans lequel se reflète une existence renversée. Randa Marouf et Mohamed Bourouissa dépeignent chacun à leur façon des groupes qui, de manière théâtrale, rejouent des séquences de vie. Statiques, ils semblent dans l’attente d’un geste, d’un élan libérateur qui ne vient pas. Pour pallier ce manquement, les lycéens d’Hicham Berrada transgressent le mouvement avec poésie et expérimentent selon leurs propres conditions. De nuit, ils pénètrent par effraction dans le parc de Vincennes afin de déclencher la floraison des pissenlits, comme celle de leur adolescence, animée par un besoin d’émancipation grandissant.

Jellel Gasteli, Sans titre n°3, de la série Série blanche, 1989, FNAC 980757, Centre national des arts plastiques, droits réservés/Cnap © Courtesy de l’artiste© Yto Barrada Cnap, crédit photo : Yves Chenot

© à g. Jellel Gasteli, « Sans titre n°3 », de la série Série blanche, 1989, FNAC 980757, Centre national des arts plastiques, droits réservés / Cnap, à d. © Yto Barrada, « Ferry boat Tanger-Algesiras », série Le détroit, notes sur un pays inutile, 2000, FNAC 01-080, Centre national des arts plastiques, en dépôt au Carré d’Art, musée d’art contemporain de Nîmes / Cnap, crédit photo : Yves Chenot

Un territoire qui rejette

Au détour de ces premiers espaces, un foyer central gravite autour de ce qui nourrit l’histoire contemporaine de la région. Des manuels scolaires aux réseaux alternatifs en passant par les médias, les œuvres conjuguent les sources pour se réapproprier le récit national ou culturel. Dans une autre vidéo, Ismaïl Bahri déroule peu à peu un journal qui revient sur le premier anniversaire de la révolution tunisienne. Dania Reymond reconstitue une séance de cinéma au cours de laquelle les enfants d’une école de village découvrent propagande et censure. Safia Benhaim raconte quant à elle l’histoire d’un personnage – inspiré de sa mère – qui retourne au pays après de longues années d’exil politique. Dans la peau de la petite fille qu’elle était alors, elle interroge la notion même de foyer ou d’ancrage dans un territoire qui nous rejette.

Zineb Sedira, The Death of a Journey 5, 2008, FNAC 09-090, Centre national des arts plastiques, en dépôt au FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand © Adagp, Paris, 2022, crédit photo : Yves Chenot

Zineb Sedira, The Death of a Journey 5, 2008, FNAC 09-090, Centre national des arts plastiques, en dépôt au FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand © Adagp, Paris, 2022, crédit photo : Yves Chenot

L’espérance d’un asile salvateur

En contrepoint, les deux derniers espaces mettent en lumière les survivants et ceux qui transitent vers d’autres contrées. D’abord, les sentinelles illustrent les blessures engendrées par les guerres, à l’instar d’Hocine Zaourar et sa célèbre Madone de Bentalha. Tragique, le tableau montre une femme éplorée au lendemain d’un massacre d’envergure survenu dans la périphérie d’Alger en septembre 1997. Ce portrait dramatique excite la critique du gouvernement en fonction et souligne paradoxalement la précarité de la situation politique dans laquelle se trouvent les civils. En réponse à l’outrage de leurs droits, nombreux sont ceux à quitter la terre qui les a vus naître, et ce, quelle que soit leur origine sociale.

Cette réalité s’incarne notamment dans les clichés d’Yto Barrada. D’Algérie ou d’Espagne, la photographe saisit les silhouettes de milliers d’anonymes qui souhaitent franchir le détroit de Gibraltar. À bord d’un de ces ferries, une passagère en première classe semble tourner le dos à son pays pour regarder vers le futur que lui offrira l’Europe. Un peu plus loin, en guise de conclusion, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige présentent des vidéos en diptyque. Le couple d’artistes libanais s’intéresse au sort des migrants en Méditerranée, articulé non pas autour du drame mais d’une lumière vacillante et puissante. En creux surgit finalement un questionnement latent : que pouvons-nous raconter et montrer ? Que pouvons-nous opposer à l’effroi si ce n’est l’espérance d’un asile salvateur ?

© Hicham Berrada / Adagp, Paris, 2022

Hicham Berrada, Natural Process Activation #3 Bloom, 2012, FNAC 2015-0624 © Adagp, Paris, 2022

Abdessamad El Montassir, Achayef, 2018, FNAC 2021-0017, Centre national des arts plastiques, © Adagp, Paris, 2022, courtesy de l’artiste

© Abdessamad El Montassir, Achayef, 2018, FNAC 2021-0017, Centre national des arts plastiques / Adagp, Paris, 2022

Hocine Zaourar, La Madone de Bentalha, 1997, FNAC 06-517, Centre national des arts plastiques, en dépôt au FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand, droits réservés/Cnap, crédit photo : Yves Chenot

© Hocine Zaourar, La Madone de Bentalha, 1997, FNAC 06-517, Centre national des arts plastiques, en dépôt au FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand, droits réservés / Cnap, crédit photo : Yves Chenot

Ilias El Faris, Aïn Diab, mars 2019, FNAC 2019-0197, Centre national des arts plastiques, droits réservés/Cnap

© Ilias El Faris, Aïn Diab, mars 2019, FNAC 2019-0197, Centre national des arts plastiques, droits réservés / Cnap

Mehdi Meddaci, Les Blocs, série Les yeux tournent autour du soleil, 2013, FNAC 2015-0709, Centre national des arts plastiques, droits réservés/Cnap

© Mehdi Meddaci, « Les Blocs », série Les yeux tournent autour du soleil, 2013, FNAC 2015-0709, Centre national des arts plastiques, droits réservés / Cnap

Image d’ouverture © Mehdi Meddaci / Cnap

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