À Carcassonne, l’engagement n’est pas une fiction

04 décembre 2019   •  
Écrit par Anaïs Viand
À Carcassonne, l’engagement n’est pas une fiction

L’engagement, un thème qui raisonne particulièrement avec les actualités de la semaine. « L’engagement », c’est aussi le sujet mis à l’honneur pour la troisième édition du festival de la photographie sociale de Carcassonne, Fictions documentaires. Visite des cinq expositions, à découvrir jusqu’au 14 décembre 2019.

« Pour sa troisième édition le festival continue à explorer la manière dont les photographes contemporains s’emparent de faits de société et les traitent à la différence des photo reporters ou des documentaristes. Cette année, Fictions documentaires explorera divers aspects de l’engagement »

, annonce Éric Sinatora, directeur du GRAPh (Groupe de Recherche et d’Animation Photographique), et chargé de programmation. Pour préserver et assurer un festival sur la photographie sociale, il faut déjà être soit même engagé. Le sujet nécessitait tout de même une vision artistique étayée.

À la maison des mémoires, la photographe Alexandra Pouzet accompagnée de l’écrivain, historien, et anthropologue Bruno Almosnino exposent le résultat d’une enquête artistique menée à Quercy et Rouergue (département du Lot et de l’Aveyron) durant trois mois, intitulée Ça me regarde. Que signifie être jeune à un moment où l’avenir est de plus en plus incertain ? Tous deux ont ressenti le besoin de comprendre comment cette génération parvenait à faire face aux nouveaux défis environnementaux. Neuf adolescents se sont prêtés à ce jeux du confessionnal. Les deux artistes ont multiplié les échanges sans suivre de protocole strict. L’idée étant de pénétrer, avec la distance adéquate, dans leur monde pour mieux le comprendre. Deux éléments récurrents ponctuent cette étude : un objet synonyme de l’avenir et un lieu où ils aimaient bien faire le point. Une superposition de regards se déployant jusque dans la scénographie : images, calques et textes s’entremêlent pour révéler la fragilité du monde.

En collaboration avec Bruno Almosnino ça me regarde, 2017 Alexandra Pouzet © CnapEn collaboration avec Bruno Almosnino ça me regarde, 2017 Alexandra Pouzet © Cnap

En collaboration avec Bruno Almosnino ça me regarde, 2017 © Alexandra Pouzet / Cnap

Cette vulnérabilité, Arno Brignon la connaît bien. Pour lui, l’engagement est d’ailleurs synonyme de photographie sociale. La formation des vagues est le résultat de quatre résidences menées à Aussillon, Lectoure, Condom, et Valparaiso. Quatre lieux où, selon l’artiste, le lien social se perd…  Alors, il est allé à la rencontre des habitants, pour créer – ensemble. La photographie argentique devenant un nouveau langage commun. « À Valparaiso, je n’ai pas eu le temps d’aller visiter la casa de Pablo Neruda, à Aussillon la Montagne Noire n’est restée qu’un horizon, et à Lectoure, les remparts de la ville haute ont été mes limites. Et pourtant, ces lieux, je les connais mieux que tous ces autres où j’ai pu choisir de voyager. Les rencontres que j’y ai faites, improbable si on s’en tient à l’endogamie habituelle, sont teintées de cette force des liens éphémères du voyage », explique le photographe. Plus qu’une expérience éphémère à l’issue incertaine, La formation des vagues constitue le socle d’une mémoire collective en reconstitution. Un engagement sur le terrain permettant de relier des contrées pourtant physiquement éloignées. Un joli travail de composition à découvrir à la Maison de la Région. Ce projet se prolonge également par un ouvrage du même nom.

© Arno Brignon© Arno Brignon

© Arno Brignon

24 heures de la vie d’un combattant

Aux archives départementales, Émilie Arfeuil expose son enquête ethnophotographique Sang-mêlé, réalisée à la suite d’une résidence à Carcassonne, auprès des populations du centre-ville. Un terreau précieux pour qui s’intéresse à la notion d’identité plurielle.  « Je cherche toujours à rencontrer l’autre », annonce la photographe. Dans cette mise en scène participative – portraits statiques sur fond de récit oral – la grande histoire convoque de plus petites. « Le plus grand pouvoir de la France ? Le mélange », déclare Anca. « Je suis plurielle, et je vis avec. (…) Cette quête identitaire est une réflexion toujours en mouvement, et intrinsèque », livre une autre habitante. Un puissant travail dans lequel la population locale est à la fois sujet et cocréatrice de l’œuvre.

L’engagement n’est pas une notion méconnue pour Emeric Lhuisset. Le photographe ne se lasse pas d’explorer des territoires où les conflits se construisent – « des espaces propices à la réflexion ». « Qu’est-ce que le réel ? Je pense que l’exactitude ne fait pas la réalité », confie ce dernier. À la Chapelle des Dominicaines, avec son projet Chebab, il partage sa quête de l’instant décisif. « Noyés au milieu de millier d’images, nous sommes forcés de faire un choix, il nous est impossible de toutes les regarder. (..) Nous vivons une période de transition entre le reportage classique de guerre et le combattant avec un téléphone portable, lui aussi conteur d’images », annonce-t-il au beau milieu de ses 401 photos. Car Chebab raconte 24 heures de la vie d’un combattant de l’armée syrienne libre. Et comme il était impossible d’exposer les 1440 images – soit la totalité de la journée – l’artiste a choisi de partager les premières heures. Une démystification de l’image de guerre.

© Emeric Lhuisset© Emeric Lhuisset

© Emeric Lhuisset

Nous devenons des naufragés

C’est une autre forme d’exil que le collectif VOST a choisi de représenter. « Comment documenter la crise migratoire qui traverse l’Europe sans succomber au fantasme médiatique et aux fictions politiques ? Comment traduire en image ces récits humains trop souvent oubliés ? » Vastes questions qui ont motivé les seize artistes présentés à l’Espace Hamilton. L’Odyssée est l’histoire d’un homme mû par un double désir : rentrer chez lui, et découvrir le monde de l’autre. Michaël Duperrin a suivi les supposées errances d’Ulysse, et les a contées en cyanotypes et sténopés numériques. Un parcours à découvrir à travers son ouvrage Odysseus : l’autre monde. Un voyage qui se poursuit avec sa vidéo projetée en boucle, La Traversée. Une vague, pourtant ralentie et pixelisée, nous fait perdre pied. La nature reprend ses droits, et comme les migrants, nous devenons des naufragés.

Plus loin, un sol jonché d’objets, ou plutôt une topologie de l’après-Calais. Avec Leaving in the jungle, Guillaume Moreau propose une véritable expérience sociologique. Le visiteur définit son propre itinéraire, entre les habitants à l’image désincarnée, et des objets délaissés. « Je ne marche pas sur les gens », scande une spectatrice. À travers cette installation immersive, l’artiste assemble les bribes visuelles d’une histoire incomplète, et invite au dialogue. Soulignons enfin Récits d’Exil, une web série documentaire, déclinée pour le festival en une installation vidéo. Une pièce, trois écrans, et trois récits de vie croisés. Tous sont exilés, et racontent leur expérience. Avec une question qui se pose en filigrane : comment donc habiter un espace que l’on a envie de quitter ? Le collectif VOST a construit un espace de réflexion où les différents médiums et écritures s’agencent avec naturel. Le tout compose un ensemble riche, et complexe, à l’image de nos sociétés contemporaines.

© Michael Duperrin / Hans Lucas

© Michael Duperrin / Hans Lucas

Image d’ouverture : en collaboration avec Bruno Almosnino ça me regarde, 2017 © Alexandra Pouzet / Cnap

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