Phot’Aix 2023 : quand l’intime s’empare des Regards croisés

12 octobre 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
Phot’Aix 2023 : quand l’intime s’empare des Regards croisés
© Ahmed Merzagui

© Lynn SK
© Vanessa Kuzay

À Aix-en-Provence, au sein de la Galerie de la Manufacture, dix photographes dialoguent en regard. Maladie, mélancolie, changements climatiques ou quêtes familiales… Les artistes embrassent les maux de nos sociétés avec une profondeur passionnante. Une exposition sublime à découvrir jusqu’au 30 décembre, dans le cadre du festival Phot’Aix.

« Pourquoi l’Algérie ? Parce que c’est elle…Parce qu’une jeune génération d’artistes algérien·es se détache de la photographie de témoignage pour capturer l’instant, produisant des créations plus intimes que sociales ». Après le Liban et l’Italie, l’équipe de Phot’aix poursuit les mises en regard de pays méditerranéens avec ses Regards croisés. Un concept passionnant rassemblant cinq photographes algérien·e·s – invité·es par le festival et cinq photographes français·e·s, choisis à la suite d’un appel à candidatures. Au sein de la Galerie de la Manufacture, jusqu’au 30 décembre, les dix écritures se mêlent et s’entremêlent à l’occasion d’une exposition plus que réussie. Obsessions, problématiques communes… Si des similitudes jaillissent des binômes constitués et présentés en regard, l’édition 2023 affiche une succession d’allers-retours entre les territoires de l’intime et des espaces plus physique, social. Égarés – fantômes – mélancolie – errance – maladie – effondrement écologique – dépression – souffrance – incapacités physiques – oppression -disparition… Impossible d’oublier que notre monde est en crise en parcourant les notes d’intention, mais pourtant, devant les images, le vertige laisse place à la respiration et à l’évasion…  « La photographie ne console pas. Elle déchire, et pourtant apaise puisqu’elle permet d’aller au bout du déchirement », explique Stéphane Chaudier dans sa publication : Barthes : la photographie ou l’ontologie précaire, Traces photographiques, traces autobiographiques. Tour d’horizon de celles et ceux qui parviennent à créer des récits puissants à partir des fragilités qui les entourent, nous entourent.

© Sihem Salhi
© Anne Locquen
© Djamila Beldjoudi-Calin
© Vanessa Kuzay

Bien se connaître

Anne Locquen a choisi le travail de Sihem Salhi. L’une tente de Ne pas disparaître tandis que l’autre nous donne à voir son Âme en feu. Besoin vital, cri venu du ventre… La pratique de l’autoportrait réunit les deux photographes et lance des pistes de réflexion universelles. N’est-on pas les mieux placé·es pour parler de nous-mêmes ? Que symbolisent les images de corps déconstruits ? Et celles de corps en souffrance ? Toutes deux témoignent ici de leur combat quotidien. « Il ne s’agit pas seulement de parler de mon corps ou de ma maladie, à travers cette série, j’essaye de me débarrasser de ce corps terrestre qui m’emprisonne, je veux me libérer des coutumes qui m’oppressent », confie la photographe algérienne. Deux sujets engagés qui rappellent aux jeunes générations que pour revendiquer, il faut bien se connaître.

Que faire face à l’absence d’archives familiales ? « Essayer d’écrire les pages manquantes de l’album ». Djamila Beldjoudi-Calin approuve la réponse émise par Vanessa Kuzay. Les deux artistes ne partagent pas seulement ce sentiment d’impuissance à raconter leur famille, elles s’attellent toutes deux à construire une mémoire individuelle et collective. Nous voilà transporté·e·s dans deux villages algériens et en Pologne, mais parfois, il faut s’affranchir du territoire physique pour mener l’enquête presque archéologique, interroger le lien filial et le chérir. En se plongeant dans les images d’Elle était une fois, Tamachaôts et Après les cigognes, il est question d’errance, mais aussi de transmission. Qu’il s’agisse de portraits intenses ou de traces subtiles… leurs séries nous renvoient à notre propre histoire familiale, et c’est tout simplement émouvant.

C’est à Alger que Lynn SK et Guillaume Nédellec ont choisi de situer leurs récits – un huis clos pour la photographe algérienne et une déambulation fictive pour le photographe français. Rue Belouizdad, Alger et Algérama prennent la forme d’un journal intime où l’espace géographique n’est qu’un prétexte pour parler d’identité. « Algérie et quête de soi sont devenues indissociables » explique Lynn SK. Deux travaux qui abordent une notion complexe : le sentiment de se sentir étranger, et ce, quelles que soient les origines. C’est grâce à la littérature que les deux photographes parviennent à garder le cap, à nous partager, avec beaucoup de sincérité, leurs visions. Deux « petites » histoires qui connectent à la grande.

© Lynn SK
© Guillaume Nédellec
© Ahmed Merzagui
© Anaïs Ondet

Lien invisible

Ahmed Merzagui et Anaïs Ondet arrivent avec une force inexplicable à appréhender les crises contemporaines avec douceur. Les deux artistes étudient les crises collectives tout en révélant leurs/nos bouleversements intérieurs. Le photographe algérien témoigne de son foyer en temps de Covid-19 tandis que l’artiste française s’inquiète du changement climatique. Leurs images sont tantôt troublantes, tantôt simples, mais surtout elles viennent de leurs entrailles. Elles esquissent un foyer possible, où l’entraide et le lien invisible entre les êtres balaient l’angoisse du monde. « Une dimension alternative existe » affirme Ahmed Merzagui, et il est vrai qu’en parcourant Mélancolie pour la vie et Sans soleil, errance dans la torpeur, on se prend à rêver un espace où tout est encore possible.

Pour Youcef Sénous et Frédéric Martin, le 8e art est une histoire de questionnement. L’intime, c’est l’invisible, le non-dit, et c’est en documentant leur quotidien qu’ils parviennent à se connecter à cet espace de l’inconscient, qui leur échappe souvent, mais auquel ils accèdent parfois. « En visionnant les images de Youcef, j’ai compris mon besoin d’aller creuser dans les maux », lance le photographe français. Ces deux faiseurs d’images – noir et blanc, contrastées – disent ce que tant de monde n’arrive pas à partager, à communiquer : les fragilités humaines sont aussi belles que la poésie. Les images de Trabendo et Sérotonine ne peuvent que résister au temps. Voilà deux témoignages qui aident à vaincre sinon comprendre les maux de nos sociétés.

© Youcef Senous
© Frédéric Martin
© Anne Locquen
© Sihem Salhi
© Vanessa Kuzay
© Djamila Beldjoudi-Calin
© Guillaume Nédellec
© Lynn SK
© Ahmed Merzagui
© Anaïs Ondet
© Frédéric Martin
© Youcef Senous
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