Tamara Saadé : traversée d’une ville qui s’embrase

14 mars 2023   •  
Écrit par Milena III
Tamara Saadé : traversée d'une ville qui s'embrase

Tamara Saadé, jeune artiste installée à Beyrouth, photographie autant l’intime que les rues et les manifestations. Ses séries Tiers of Trauma et Shedding Skin, véritables contes photographiques, saisissent quelque chose de cette ville immense, multiple et tumultueuse.

Beyrouth, quelques jours après l’explosion mortelle du port de la ville. Les citoyens libanais descendent dans les rues, prennent d’assaut les institutions, presque un an après le début de la « révolution » d’octobre 2019, en colère contre la négligence toujours semblable des gouvernements qui se succèdent. Tamara Saadé, qui a alors 24 ans, se tient dans le feu des manifestations, cachée derrière son objectif, et raconte son pays qui s’enlise dans une crise humanitaire et économique sans fin. Lorsque ses photographies de manifestation sont exposées pour le festival Visa pour l’Image en 2022, elle déclare : « Avec cette exposition, je veux dire à la scène internationale que le Liban est toujours là, heureusement, mais qu’on en est encore là, malheureusement. » Tenter de donner un visage à la diversité humaine, qu’elle soit sociale, amoureuse, corporelle ou religieuse ; tenter, aussi, d’expliquer pourquoi tant de personnes de la jeune génération ont choisi de quitter le pays, dans l’espoir de trouver une vie « normale » ailleurs : voilà la démarche derrière sa série Tiers of Trauma, qui laisse au spectateur une forte impression longtemps après l’avoir quittée des yeux. 

« Je pense que la photographie est ma façon de traverser la vie, alors quoi que cette dernière me lance, j’utilise mon boîtier pour le traiter », déclare Tamara Saadé. Formée en tant que street photographer, l’artiste doit fait face depuis ses débuts à son caractère particulièrement timide. Son introversion et sa sensibilité, pourtant, constituent pour elle à la fois un déclencheur et un moteur de son métier, ainsi qu’un biais pour son travail. Elle parvient ainsi à développer une approche aussi intime que documentaire, tout en donnant suffisamment d’espace à ses modèles pour qu’iels s’expriment à travers l’image. Tamara Saadé aime par ailleurs jouer avec la couleur ou le monochrome, ainsi qu’avec différents supports comme le film ou le numérique. Avec intelligence, elle explique : « Parfois, un message passe mieux lorsque l’on prive la photographie de couleurs et que l’on se concentre uniquement sur la composition. D’autres fois, on ne peut raconter une histoire que par les couleurs. »

© Tamara Saadé

Corps tannés et homoérotisme

C’est cette même timidité qui l’a menée au projet Shedding Skin, partie d’une pure fascination pour les hommes qui se rendent à la plage de l’Université américaine de Beyrouth – l’une des dernières plages publiques du pays, qui n’accueille que des hommes. « Là-bas, ces derniers sont très à l’aise avec leur corps, ils se fichent d’être presque nus devant tout le monde, et ils aiment prendre soin d’eux. Ils m’ont accueillie comme si j’étais l’une des leurs », se souvient-elle. Elle y capture, pêle-mêle, les bijoux qui étincellent sur les peaux tannées, les tatouages qui parsèment les corps, la mer Méditerranée dans toute sa majesté, des chaussons de plage « Orient queen », les huiles pour bébés, etc. Tamara Saadé explore ainsi, avec tendresse et humour, les subtilités de la masculinité au Liban, et constate qu’au cœur d’une société profondément patriarcale, on trouve parfois des bulles quasi homoérotiques. 

À propos de sa démarche pour la réalisation de Shedding Skin, elle poursuit : « J’ai dû consciemment défaire certains des nœuds que le patriarcat avait ancrés dans ma tête concernant mon droit d’être présente dans un espace, en tant que femme, et en tant que photographe. » Tamara Saadé reconnaît la chance qu’elle a de marcher dans les pas des pionnières, qui ont brisé le plafond de verre avant elle, tout en essayant de ne plus se présenter comme une « femme photographe ». « Je compte beaucoup sur ma communauté, sur d’autres autrices pour me soutenir, mais aussi pour saisir des opportunités et collaborer afin de nous élever mutuellement », déclare-t-elle. Inspirée par des personnalités du monde du 8e art, comme Myriam Boulos, Randa Shaath ou encore Tanya Habjouqa – « pour leur travail saisissant et historique » – , Tamara Saadé s’appuie sur ses piliers pour devenir « une meilleure artiste, une conteuse plus mature, et une personne plus empathique en somme », achève-t-elle.

© Tamara Saadé

© Tamara Saadé© Tamara Saadé

© Tamara Saadé

© Tamara Saadé© Tamara Saadé

© Tamara Saadé

© Tamara Saadé© Tamara Saadé

© Tamara Saadé

© Tamara Saadé

Explorez
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
© Guénaëlle de Carbonnières
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
À la suite d’une résidence aux Arts décoratifs, Guénaëlle de Carbonnières a imaginé Dans le creux des images. Présentée jusqu’au...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
© Fabrice Laroche
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
Consciemment ou non, des photographes du monde entier travaillent sous l’influence de Martin Parr. Mais pour la communauté photographique...
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Thomas Andrei
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
© Natural Johnson / Instagram
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
Dans notre sélection Instagram de la semaine, les artistes célèbrent l’amitié féminine et la sororité. Sur leurs photographies, des...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Les coups de cœur #569 : Axel Pimont et Pierre Leu
© Axel Pimont
Les coups de cœur #569 : Axel Pimont et Pierre Leu
Axel Pimont et Pierre Leu, nos coups de cœur de la semaine, pratiquent avec retenue la photographie de rue. Si les deux cherchent à...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger