Julien Magre

15 octobre 2015   •  
Écrit par Marie Moglia
Julien Magre
Dix ans ont passés entre le premier et le second volet de “Nous vieillirons ensemble”, série autobiographique de Julien Magre. Le titre, explicite, évoque l’amitié, la famille, le temps qui passe… La perte, aussi. Celle de sa fille Suzanne, qui a très durement marqué le photographe, sa démarche et son regard sur le monde qui l’entoure. Entretien.

Fisheye : Pourquoi et comment es-tu devenu photographe ?

Julien Magre : C’est un pur hasard ! Quand j’étais petit, ma mère travaillait pour la marque Balcar ( fabricant de flashes photo) et à chaque fin de mois, elle me ramenait des magazines de son boulot ; Camera, Photo Magazine – un magazine pas très passionnant mais il y avait souvent des filles à poil donc à 12, 13 ans c’était toujours intéressant [rires]. C’est ainsi que j’ai découvert les classiques Robert Frank, Henri Cartier-Bresson, Joseph Koudelka… Elle m’emmenait aussi au Salon de la Photo. Puis mon père était un peintre du dimanche. Donc j’ai baigné dans l’image pendant longtemps et j’imagine que dans mon inconscient, il y a un travail qui s’est fait. Tout est parti de là. A 19 ans je me suis lancé dans une prépa artistique qui proposait une option photo qui m’a initié à la technique, au développement, au tirage… Puis après j’ai fait les Arts Déco de Paris et tout a commencé.

Tu te souviens de ton premier boîtier ?

Alors le premier boîtier que j’ai utilisé, c’était un Nikon que l’on m’avait prêté. Et le premier que j’ai acheté, c’était un Nikon FE2.

Tu as toujours fait de l’argentique ?

Oui, c’est avec l’argentique que j’ai commencé à pratiquer et c’est encore comme ça que je travaille – pour mes travaux personnels en tout cas.

« Nous vieillirons ensemble » et sa suite, c’est un travail autobiographique, comme la plupart de tes séries. Pourquoi documenter ce qui t’entoure, ce que tu vis ?

Ce choix là s’est fait naturellement, instinctivement. J’ai toujours eu envie de laisser une trace, bien avant de commencer à photographier. En l’occurrence, la photo me paraissait le moyen le plus simple pour m’exprimer. Du coup l’idée de photographier mon entourage s’est imposée assez vite. J’ai eu le sentiment que l’on pouvait montrer des choses fortes sans forcément partir au bout du monde. J’ai alors commencé à photographier mon amoureuse, Caroline, qui n’était pas encore ma femme. Au départ c’était pour la séduire, puis c’est devenu une obsession. Ça s’est renforcé quand j’ai eu des enfants. Tout à coup la photo de famille m’a paru un terrain de jeu intéressant.

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Comment le photographe parvient-il à se positionner dans ce cas là ?

C’est bien ce qui m’a intéressé. Quelle est la distance du père, du mari et du photographe ? Il se trouve que quand je photographie je suis bien dans une position de spectateur de ma propre vie. Je suis assez détaché des évènements que je photographie et c’est cette frontière qui définit ma démarche je crois. Après, il y a très peu d’images très intimes dans mon travail : ce souvent des prises de vues en extérieures prises en vacances, toujours très instinctives. Ce sont ces à-côtés de la vie de famille qui m’intéresse, plus que les expériences intimes et privées. C’est un truc un peu compliqué. Et puis j’ai perdu ma fille cadette de 7 ans, Suzanne, fin juin dernier, et tout a pris une autre dimension.

C’est-à-dire ?

Et bien je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de morbide dans mon travail. Je veux dire, l’idée de la disparition, du fantôme… Même si ça apparaît très subtilement dans mes images, cette idée est présente depuis bien longtemps. Il y a cette distance, un peu inquiétante.

Le temps, c’est quelque chose qui te préoccupe ?

Évidemment ! Le temps et la mémoire, ce sont selon moi les deux facteurs qui confèrent une puissance immense à la photographie. Une image fige cela dans un instant très court mais très intense. Un peu comme une musique qui fait ressurgir un tas d’émotions.

C’est pour cette raison j’imagine que tu réalises des séries sur le long terme ?

Prendre son temps, ne pas être pressé, c’est effectivement quelque chose d’extrêmement important pour moi. Mais depuis le décès de ma fille, encore une fois, mon rapport au temps a changé. Aujourd’hui j’ai besoin de produire vite, de produire plus d’images. Le paradoxe, c’est que je suis en train de préparer un livre sur Suzanne qui pour le coup va me prendre beaucoup de temps parce que c’est très compliqué.

Du coup, est-ce que la photographie ce serait pour toi une forme d’exutoire ?

Oui… Enfin il y a quelque chose d’un peu extrême dans l’idée d’exutoire. Je dirais que c’est plutôt un besoin, un langage qui me correspond. Une obsession aussi.

Qu’est-ce que tu as cherché à exprimer à travers ta série « Nous vieillirons ensemble » ?

L’amitié, essayer de montrer humblement des gens que j’aime en les prenant en photo et les liens très forts qui existent entre eux. D’ailleurs c’était la première fois que j’écrivais un texte qui serait un premier constat de ma vie à 30 ans. Cette série est un hommage à mes amis.

Extrait de la série "Nous vieillirons ensemble", premier volet / © Julien Magre
Extrait de la série “Nous vieillirons ensemble”, premier volet / © Julien Magre
Extrait de la série "Nous vieillirons ensemble", premier volet / © Julien Magre
Extrait de la série “Nous vieillirons ensemble”, premier volet / © Julien Magre

Justement ce qui est intéressant dans les deux volets de « Nous vieillirons ensemble », ce sont les textes que tu as écrits pour les accompagner. Pourquoi as-tu eu besoin de poser tes propres mots sur tes images ?

C’est assez difficile de mettre d’autres mots que de simples légendes sur ses images. Or c’est peut-être ce qui manque à la photographie : je pense que les mots confèrent parfois une autre dimension à l’image, une autre lecture, une pensée… L’écriture en tout cas m’intéresse de plus en plus.

Tes proches, c’est la première de tes inspirations ?

Absolument. Alors bien sûr j’ai voyagé, j’ai fait des photos à l’étranger mais ce qui m’intéresse c’est vraiment cette contrainte de proximité avec les proches. Après avoir perdu Suzanne, la photographie a pris encore plus de sens. Cette suite est peut-être plus exutoire, comme tu le disais, que le premier volet. Je l’ai faite comme un geste, en trois jours. J’étais dans cette maison de campagne avec mes amis et tout à coup il y a eu ce besoin de matérialiser ce moment là : la tristesse, le vide, le manque… Le texte est aussi beaucoup plus sombre. Parce que cette série là signifie pleins de choses. Elle exprime ce sentiment que l’on ne maîtrise pas grand chose. Or jusqu’au décès de ma fille, j’avais justement l’impression d’un équilibre entre mon travail de photographe et ma vie personnelle. La suite de « Nous vieillirons ensemble » est donc un témoignage sur la fragilité et la furtivité des choses.

Est-ce que la photographie, et plus particulièrement cette suite de « Nous vieillirons ensemble » t’aide ou t’as aidé à affronter le deuil ?

Ça m’aide dans la mesure où c’est rassurant de pouvoir continuer à faire des images car la vie continue. Tout est tellement mis en cause, les émotions sont exacerbées, puissantes. Si bien que la photographie m’aide à me focaliser sur une construction, une réflexion qui me permet de ne pas me laisser emporter. Tout en restant dans la continuité du travail précédent sans tomber dans le pathos.

Tu disais tout à l’heure que tu travaillais surtout à l’argentique. Or ce n’est pas le cas pour « Nous vieillirons ensemble (suite) ».

Oui c’est un travail en numérique. Ce choix traduit l’idée du geste, de l’instantanéité. Comme je l’expliquais, aujourd’hui j’ai ce besoin de produire vite, que mes images existent rapidement.

Est-ce qu’il y aura un troisième volet à cette série ?

Oh surement dans 10 ans, quand aura tous 50 ans !

Pour finir, si tu devais décrire « Nous vieillirons ensemble » en trois mots, lesquels ce seraient ?

Amitié, combat, honorer.

Propos recueillis par Marie Moglia

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